- la prosodie -

SYMPHONIE EN LAC MAJEUR


Ils s'aiment. Oh ! l'amour ! Sentiment qui pénètre.
Ils sont jeunes. Avant d'être vieux il faut être
Jeune ; c'est l'habitude et le commencement.
Et pour finir on doit commencer. Où ? Comment ?
Nul n'ose l'affirmer. Le réglement céleste
C'est de ne rien savoir et d'ignorer le reste.
Loi. Dieu. Flic ! Flac ! Tampon ! Personne n'est blessé,
Passons. - Tout ce qui passe a pour nom : le passé.
Eux, ils sont l'avenir. Sans que cela me gêne,
Je dirai plus : ils sont le présent. Tout s'enchaîne,
Mais ne s'explique pas. Car s'expliquer, pourquoi ?
Aucun ne comprendrait, aucun, pas même moi,
Alors ? - Tout ça, rébus, mystère, énigme, voile.
Le charbon, diamant ; le diamant, étoile ;
Donc, l'étoile, charbon. Ou sinon rien. Trou. Four. -
Ils s'aiment, sans pourtant récolter. - Calembour. -
Expression concise, à double sens, et nette.
Ils s'aiment, sans pourtant récolter. - Je répète
Pour ceux qui sont distraits. - Et, d'un accent vainqueur
Je m'écrie : "Oh ! l'amour ! Salmigondis du coeur !"
Et c'est tout. C'est assez. Je peins d'un trait : Esquisse,
Où l'amour les a-t-il conduits ? Loin. Près. En Suisse,
Pays bossu. - Les mots ? Bosses que Dieu gonfla.
C'est clair. Mais il fallait le trouver. Tout est là :
Christophe Colomb, l'oeuf. - Le cerveau du poète
Est la marmite où bout l'alexandrin qui fouette ! -
J'ai fouetté, poursuivons. - Ils sont en Suisse. Bien.
Que font-ils ? Je l'ai dit : ils s'aiment. Tout ou rien !
Dilemme que soutient la passion qui parle.
Comment se nomment-ils ? Elle Berthe et lui Charle.
Ces deux noms sont très courts. L'un commence par B,
L'autre par C. C'est bien. - Savez-vous l'alphabet ?
Ces lettres, B et C, sont près l'une de l'autre,
Donc, ils devaient s'aimer. - Ce qui prouve est apôtre,
L'alphabet est apôtre alors, ayant prouvé. -
En Suisse, que peut-il bien leur être arrivé ?
Chose simple et terrible ! Un lac à leurs yeux brille,
Aussi pur que le coeur pur de la jeune fille,
Plus calme, car elle aime, et le lac n'aime pas.
Et le lac est : Majeur. Elle, tendant les bras,
Veut aller sur le lac. Et lui, l'amant fidèle,
Lui dit, d'un accent doux comme un chant d'hirondelle :
"Bateau". Pourquoi ? - Pourquoi ? Mais à cause de l'eau ;
Car, pour aller sur l'eau, moyen divin : Bateau.
Et les voilà partis. Ah ! Pleurons. La tempête
Guettait. Elle mugit. On eût dit la trompette
Du jugement dernier. Et le lac, le grand lac
Bondit avec un bruit qui faisait : Flac ! Flac ! Flac !
Heurt et chaos ! Tohu-bohu de chose humide !
Où donc est l'amoureux ? Où l'amante timide ?
Ah !... Ils sont tantôt en haut par le flux du flot,
Et tantôt en bas par le reflux du dito !
Mais ils sont quelque part. On ne change de place
Que pour aller ailleurs. Loi des corps dans l'espace.
Géométrie. - Ils vont donc au gré des flots sourds,
Trempés, à moitié morts, mais s'adorant toujours.
Car, ainsi que ce qui se plie est malléable,
L'amour est éternel ! - plus même : imperméable.
C'est pourquoi leur amour ne se noya pas, non,
Ce fut eux. Ah ! Tant pis ! Dieu le voulait. C'est bon.
L'air est fait pour l'oiseau. Preuve : il vole. Plumage.
Quant aux ballons, jamais ! Car : caoutchouc. Crevage.
Le bois nourrit le feu qui nous chauffe, l'hiver.
Sec, il flambe. Au contraire il fume, s'il est vert.
Les poissons, eux, dans l'eau vivent, aiment, travaillent,
Et non les amoureux, donc : Fallait pas qu'y aillent !

Pardon. Encore un mot. Un seul. - Le lac Majeur
N'est pas en Suisse, mais en Italie. - Erreur.
Alors ? - Non, quand je dis : Cette chose est. La chose
Doit être. Dieu propose et c'est moi qui dispose.
Moi, je sais l'avenir. Ce qui n'est pas - sera.
Si le lac Majeur n'est pas en Suisse, - il ira.

Paul Bilhaud



Membre des Hydropathes, auteur de vaudevilles et de chansons de café-concert, Paul Bilhaud (1854-1933) est l'inventeur du monochrome en peinture. Son célèbre tableau Combat de nègres dans un tunnel (toile entièrement noire, s'il faut le préciser) fut accroché en 1882 à la première exposition des Arts Incohérents et devait inspirer à Alphonse Allais l'idée de son Album primo-avrilesque.
Au milieu de recueils d'un fantaisie plus ordinaire (Pour rire, Gens qui rient), le tour de force parodico-rhétorique de la Symphonie en Lac majeur brille d'un éclat singulier.

paru dans GNOU no 7, décembre 1998





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