Dom Bedos de Celles, L'art du facteur d'orgues -1766- (Extraits)

L'ART
du
FACTEUR D'ORGUES

Par D. François Bedos de Celles, Bénédictin de la
Congrégation de Saint-Maur, dans l'Abbaye de Saint-Denys
en France; de l'Académie Royale des Sciences de Bordeaux.





        L'Orgue est un instrument de Musique à vent, le plus grand & le plus complet de tous par son étendue, le nombre de ses jeux & la variété de ses sons. Il est composé d'un grand nombre de tuyaux de différentes especes, les uns d'étain, les autres de plomb, d'autres de bois; de quantité de machines nécessaires & propres à gouverner & à leur communiquer le vent qui leur donne le son, & d'un grand corps de menuiserie, où le tout est contenu, appellé le Buffet, accompagné pour l'ordinaire d'un autre plus petit sur le devant; de grands soufflets, séparés du corps de la machine, fournissant le vent qui va s'y rendre dans la principale piece, appelée le Sommier, d'où il se distribue à chaque tuyau au moyen du Clavier que l'Organiste fait mouvoir avec ses doigts. Il est assez ordinaire d'entendre nommer spécialement Montre de l'Orgue, cette façade qu'on voit au-dehors, & qui consiste dans la partie du grand corps de menuiserie décorée d'ornements d'Architecture & de Sculpture, garnie dans ses vuides extérieurs de grands tuyaux d'étain poli, qu'on doit proprement nommer la Montre de l'Orgue.

L'art de construire cet instrument se nomme la Facture de l'Orgue, celui qui l'exerce, Facteur d'Orgues, & Organiste celui qui joue de l'Orgue.

Je me propose de traiter à fond ce qui concerne cet Art; & pour le faire avec ordre, je divise ce Traité en trois parties: la premiere, qui doit donner la connoissance exacte de l'Orgue dans toutes ses parties, exposera aussi les principes méchaniques qui sont le fondement de sa construction; la seconde, montrera en détail les opérations du Facteur construisant l'Orgue, & fera voir l'application des principes à son travail, & la nécessité de les y appliquer. Ces deux premieres parties ne seront pas moins intéressantes pour les Amateurs & les Artistes, qu'utiles aux Ouvriers qui se destinent à la facture de l'Orgue, & à ceux qui voudront en faire construire. La toisieme Partie sera pour l'Organiste, qui y verra tout ce qui est de sa compétence, soit pour l'entretien de l'Orgue, lorsqu'on ne peut avoir que difficilement un Facteur, soit pour donner des devis ou pour vérifier un Orgue, le mélange des jeux &c.




PREMIERE PARTIE
Connoissance de l'Orgue
& des principes de sa Méchanique

CHAPITRE QUATRIEME
Description de tous les Jeux de l'Orgue


  136. Ce que l'on appelle un Jeu dans l'Orgue, est une rangée d'un certain nombre de tuyaux de même espece, posés ordinairement sur un même registre, qui forment une suite de tons en progression chromatique de l'étendue convenable à sa qualité. Cette étendue consiste le plus souvent en quatre octaves. Il y a des Jeux qui n'en ont que trois, d'autres jeux deux, &c. parce que les uns sont destinés à faire toutes les parties de la musique ; d'autres ne sont propres qu'à faire des basses & d'autres le dessus seulement ; de là vient la différente étendue des uns & des autres. Tous les jeux de l'Orgue peuvent se diviser en deux principales especes ; les Jeux à bouche, & les Jeux d'Anche. Comme il faut les décrire séparément, je diviserai ce Chapitre en deux Sections. Dans la premiere, je ferai connoître tous les différents Jeux à bouche, & dans la seconde j'expliquerai ce que c'est que les Jeux d'Anche.

 


Section premiere
Jeux à Bouche


137. Les jeux à bouche sont ainsi nommés parce qu'ils parlent au moyen de leur bouche, qui est construite d'une façon à produire le son convenable à la portée du tuyau.

(...)

139. Les Jeux à bouche se divisent en Jeux d'octave ou de fond, et en Jeux de mutation.

(...)    

140. La plupart des Jeux d'octave ou de fond sont ouverts ou bouchés. S'ils sont ouverts, ils portent ordinairement pour nom la hauteur de leur premier tuyau qui est le plus grand. Ainsi, on dit le 32 pieds, le 16 pieds, le 8 pieds ; parce que leur plus grand tuyau de ces Jeux a effectivement 32 pieds ou 16 pieds ou 8 pieds. Mais le 4 pieds s'appelle Prestant, et le 2 pieds porte le nom de Doublette.

141. Il faut remarquer qu'un Jeu, qui est au double plus grand qu'un autre, sonne une octave plus bas. Ainsi le 32 pieds sonne une octave plus bas que le 16 pieds : celui-ci fait une octave plus bas que le 8 pieds. Le Prestant, qui est un 4 pieds, raisonne une octave plus haut que le 8 pieds, & une octave plus bas que la Doublette.

142. Le Prestant porte ce beau nom, non pas pour l'excellence de son harmonie, mais uniquement parce qu'on se sert de ce jeu pour accorder tous les autres. On le préfere pour cette fonction, à cause que tenant le milieu dans son étendue entre les tons les plus graves des autres jeux plus grands, et les plus aigus de ceux qui sont plus petits, il est le plus appréciable dans le ton de tous ses tuyaux, le plus sensible à l'oreille, et par conséquent le plus commode.

  143. On appelle le 2 pieds Doublette, parce qu'il sonne une double octave plus haut que le 8 pieds. Celui-ci est regardé comme le fondement et le véritable ton de l'Orgue. Il est à l'unisson de la voix naturelle de l'homme, et de presque tous les instruments de Musique, comme le Clavecin, le Violoncel, le Violon, le Serpent, le Basson, le Hautbois, la Flûte, &c. Les autres Jeux de l'Orgue ne sont, pour ainsi dire, imaginés que pour soutenir & orner le 8 pieds.

  144. Ces quatre Jeux principaux, dont je viens de parler, qui sont le 32 pieds, le 16 pieds, le 8 pieds & le Prestan ou 4 pieds, donnent leur nom à l'Orgue entier pour donner une idée de sa qualité. Ainsi l'on dit d'un Orgue, C'est un 32 pieds en montre, ou un 16 pieds, ou un 8 pieds, ou un 4 pieds. On met ordinairement ces Jeux en montre, autant que l'emplacement peut le permettre & selon la dépense qu'on veut faire. Il arrive quelquefois que le local étant trop bas ou trop étroit pour placer le Jeu de 16 pieds à la montre, on en pose en-dedans les basses, tandis qu'il n'y a que 8 pieds à la montre. Alors on s'explique autrement en parlant d'un pareil Orgue ; on dit : C'est un 8 pieds en montre avec un 16 pieds ouvert en dedans. C'est toujours un vrai 16 pieds quant à l'effet, quoique ce Jeu ne soit pas en montre.

(...)

145. Il y a deux especes de Jeux bouchés. Ce sont ceux qui le sont entiérement & les tuyaux à cheminée. Ceux-ci tiennent le milieu entre les tuyaux bouchés & les ouverts. Les tuyaux bouchés parlent toujours une octave plus bas que ceux qui sont ouverts, quoiqu'ils ayent la même hauteur. Ainsi le 16 pieds bouché sonne le 32 pieds ouvert, et est à son unisson : le 8 pieds bouché sonne le 16 pieds, le 4 pieds bouché sonne le 8 pieds, &c.

  146. Tous les Jeux bouchés s'appellent Bourdon, quand ils appartiennent au fond de l'orgue; de même ceux qui sont à cheminée: tous ces tuyaux, comme nous l'avons dit (145), parlent une octave plus bas que s'ils étoient ouverts; parce que le vent, au lieu de sortir par le haut du tuyau, comme il arrive à ceux qui sont ouverts, s'y trouve arrêté par le couvercle & est obligé de revenir pour sortir par la bouche; ainsi il parcourt deux fois la hauteur du tuyau. Ceux qui sont à cheminée étant en partie ouverts & en partie bouchés, on est obligé de leur donner presque la même hauteur, y compris celle de la cheminée, que s'ils étaient ouverts; à cause qu'une partie du vent sort par la cheminée, & l'autre partie sort par la bouche; ce qui exige que ces especes de tuyau, je veux dire les bouchés et à cheminée, soient plus égueulés que ceux qui sont entiérement ouverts. Cela signifie qu'ils doivent avoir la bouche plus haute.

(...)

  150. Les Jeux de mutation sont ainsi nommés, parce qu'ils ne sont pas ordinairement au ton d'octave des fonds de l'Orgue, en étant à la quinte ou à la tierce. Parmi tous les Jeux de l'Orgue, on distingue les Jeux simples & les Jeux composés. Ceux-ci sont toujours des jeux de mutation. Les jeux simples sont ceux qui ne consistent qu'entre une seule rangée de tuyaux, laquelle on peut jouer séparément de toutes les autres, en sorte qu'il n'y ait qu'un seul tuyau qui réponde à chaque touche du Clavier. On appelle Jeux composés ceux qu'on ne peut pas séparer, consistant nécessairement en un assemblage de plusieurs rangées de tuyaux ordinairement posés sur le même registre & qui parlent ensemble sur chaque touche du clavier.; tels sont les Fournitures, les Cymbales & les Cornets. La Fourniture est toujours composée de 3 ou 4, 5, 6 ou 7 rangées de tuyaux (selon que l'Orgue est considérable) come si c'étoient autant de Jeux distincts & de toute l'étendue du Clavier. s'il y a, par exemple, cinq rangées de tuyaux, ce sont cinq tuyaux qui parlent ensemble sur chaque touche du Clavier, &c. (...)

  151. On distingue parmi tous les Jeux de l'Orgue, ceux de menue ou de petite taille, de moyenne taille & de grosse taille. C'est à dire, que les tuyaux de différents Jeux de l'Orgue n'ont pas les même proportions. Supposons un tuyau de chaque Jeu dont le corps aura six pouces de hauteur. Je dis que s'il est de menue taille, il aura 6 lignes de diametre. S'il est de moyenne taille & ouvert, il en aura 9. S'il est de grosse taille & ouvert, il aura 12 lignes. S'il est bouché, il aura 14 lignes de diametre.

(...)

 


Section Seconde
Description des Jeux d'Anche


  182. Les Jeux d'Anche sont ainsi nommés, parce qu'ils parlent au moyen d'une Anche. Ce sont les plus brillants, & qui sont le principal éclat de l'Orgue. On peut les comparer à plusieurs autres instruments de Musique fort connus, comme le Basson, le Haut-bois, qui ont une Anche que l'on presse entre les levres; le Chalumeau qui a une languette qui doit mouvoir librement, & que l'on met toute entiere dans la bouche pour faire parler cet instrument; le Serpent, le Cor-de-Chasse, la Trompette, &c. ont aussi leur Anche, constituant en leur embouchure qu'on appelle le Bocal, qui s'applique contre les levres et servent de languette. Tout de même il y a des Jeux dans l'Orgue qui ne donnent leur son que par leur Anche; tels sont: la Bombarde, la Trompette, le Clairon, le Cromorne & la Voix Humaine. ce sont les Jeux ordinaires. Il en est deux autres plus nouveaux qui sont le Haut-bois & la Musette.

(...)


CHAPITRE SIXIEME
Description particuliere de chaque piece
qui entre dans la composition de la Méchanique de l'Orgue


  Aprés avoir donné une idés suffisante de tous les jeux de l'Orgue, il est nécessaire de faire connoître comment on les fait jouer. Il faut donc décrire le méchanisme qui produit cet effet & par lequel un seul homme, qui est l'Organiste, étant assis sur son siege, gouverne toutes les parties de ce grand Instrument, & les met en jeu selon la volonté & les regles de son art.

  On voit d'abord l'extérieur de l'Orgue, qui consiste en un grand corps de Menuiserie, décoré de divers ornements & d'un nombre considérable de grands tuyaux d'étain poli, qu'on appelle la Montre, qui en remplissent les ouverures extérieures. Au dedans de ce corps de Menuiserie est une principale piece qu'on appelle le Sommier, sur lequel on pose les Jeux. Cette piece reçoit le vent des Soufflets, & le distribue à chaque tuyau selon la volonté de l'Organiste.             Les parties les plus remarquables du Sommier sont la Laye, les Gravures et les Registres. La Laye est le réservoir où le vent des soufflets va se rendre, & elle contient les Soupapes avec leurs ressorts &c. Les Gravures sont des conduits ou raînures (selon la largeur du Sommier) dont le bout antérieur, qui se trouve dans la Laye, est bouché par une des Soupapes. Il y a autant de Soupapes que de Gravures. Les Registres sont des regles mobiles (selon la longueur du Sommier) qui servent à ouvrir ou fermer le vent aux Jeux, au moyen des tringles quarrées qu'on appelle Tirants, qu'on tire ou qu'on repousse & qui sont placés aux deux côtés de la fenêtre du Clavier. Ces Tirants communiquent leur mouvement aux Pilotes tournants, lesquels le transmettent aux Balanciers & ceux-ci aux Registres auxquels ils sont accrochés. C'est ainsi que l'Organiste ouvre ou ferme les Jeux. Quant il veut toucher l'Orgue, il ouvre les Jeux dont il a dessein de se servir, en tirant les Tirants relatifs à leurs Registres; il baisse avec les doigts les touches du Clavier, qui font ouvrir les Soupapes au moyen de l'Abrégé, (c'est une machine faite pour transmettre le mouvement des touches aux Soupapes). Le vent entre alors dans les Gravures ouvertes, & fait parler les tuyaux des Jeux dont les Registres sont ouverts. A mesure que l'Organiste leve ses doigts, les Soupapes, en se relevant au moyen d'un ressort placé dessous chacune, bouchent les Gravures comme auparavant & les touches se relevent en même temps.


Section troisieme

Les Claviers, l'Abrégé, les Tirants,
les Pilotes tournants & les Balanciers.


 

Les Claviers


339. Le Clavier de l'Orgue est une machine contenant un certain nombre de touches, disposées selon les principes de l'harmonie, sur lesquelles on appuie avec les doigts, pour mettre en mouvement quantité de pieces, dont l'effet est de faire rendre du son aux tuyaux des différents Jeux de l'Orgue, en ouvrant le passage au vent qui les fait jouer. L'Orgue a ordinairement plusieurs Claviers qu'on place en amphithéâtre les uns au dessus des autres; il est des Orgues où il y en a jusqu'à cinq, & il est rare qu'il n'y en ait qu'un.

(...)  

345. La Planche XLI, fig. 1 représente le profil géométral de quatre Claviers, tels qu'on les construit ordinairement pour un Orgue à quatre Claviers.
(...)
   

346. 1,1 est le premier Clavier, dit du Positif. 2,2 le second Clavier, dit du grand Orgue. 3,3 le troisième Clavier, dit du Récit: & 4,4 le quatrième Clavier, dit de l'Echo.
(...)

 
[Accouplement]

350. Le premier Clavier est représenté poussé en arriere, ce que l'on fait afin qu'en touchant les touches du second, elles fassent baisser en même temps celles du premier. Voici ce qui produit cet effet. On remarque au dessous de la touche du second Clavier un talon 15, qui y est bien collé. On en voit un autre en 16 précisément au dessous de celui-là, qui est posé au dessus de la touche du premier Clavier. Il est clair que si l'on baisse la touche du second, celle du premier doit également baisser, au moyen de ce talon. Mais si l'on tire à soi le premier Clavier, le talon 16 avancera & viendra à 17; alors on pourra toucher toutes les touches du second Clavier sans faire baisser celles du premier, parce que les talons ne pourront avoir aucune communication mutuelle, n'étant point vis-à-vis les uns des autres. On met ainsi des talons au dessus de toutes les touches du premier Clavier, & au dessous de celles du second.

(...)

   


Les Abrégés & les Tirages,
qui portent le mouvement des Claviers
aux Soupapes des Sommiers


363. L'Abrégé est ainsi appelé, parce qu'il réduit, pour ainsi dire, la longueur du Sommier, auquel il est relatif, à celle du Clavier. C'est à dire que, quoique le Clavier n'ait ordinairement qu'environ deux pieds de longueur, & qu'un grand Sommier, étant divisé en quatre partie, puisse avoir jusqu'à 25 pieds & plus; cependant au moyen de l'Abrégé, les tirages du Clavier vont à plomb jusqu'aux Soupapes du même Sommier; en sorte qu'il semble par là que la longueur du Sommier soit abrégée & réduite à celle du Clavier; c'est ce qu'il faut expliquer.

(...)

 


Chapitre VI

Section V


402. Le Tremblant fort consiste en deux Soupapes posées dans une situation réciproquement opposées, qui, étant agitées par le vent, lui communiquent un mouvement de trépidation qui se fait sentir dans le son des tuyaux.

(...)


Les mots en italique le sont dans le texte de Dom Bedos, les termes soulignés le sont par nous.

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