Alfred de Musset

MÉMOIRES DE CASANOVA

ÉCRITS PAR LUI-MÊME, NOUVELLE ÉDITION




Vous êtes-vous quelquefois arrêté à regarder par un temps de pluie le cheval d'une voiture de louage à l'heure, lorsqu'en dépit de la fureur des vents cet être piteux, résignés attend patiemment à la porte d'une maison ? Le coup de fouet du maître peut seul le déterminer à reprendre son pas tardif ; jusque-là il est immobile. La tête basse, il subit tristement l'injure des gouttières ; peut-être à ce spectacle vous vous êtes rappelé malgré vous le cheval de course, superbe, à l'oeil de feu, qu'on ne peut retenir et qui se balance sur ses jambes flexibles comme le roseau, jusque sur la paille de sa litière. Ces deux animaux sont-ils les mêmes ? Un sang différent anime en eux des muscles de structure pareille.

L'un ressemble à un moine qui souffre et gémit en silence pendant quarante ans sur la même pierre, laquelle est celle de sa tombe ; l'autre est pareil à l'aventurier, au spadassin qui porte moustache et épée, et qui livre sa vie au hasard, comme son plumet au vent. Lequel des deux a raison ? C'est ce que personne ne décidera. Pourquoi ?

Chacun d'eux peut servir de type à une classe énorme d'individus dans l'espèce humaine. La première, formée d'éléments timides, effrayée de ce qui l'entoure, laisse ses rames oisives sur la mer de cette vie ; la seconde, au contraire, les agite d'un bras audacieux, et fend l'onde ; mais souvent elle néglige le gouvernail pour regarder sa voile s'enfler au souffle des vents propices. Dans l'une naissent les savants, les hommes de robe, les gens de plume, les prêtres, les femmes de ménage, les poètes médiocres ; dans l'autre, les gens d'épée, les roués, les aventurières, les artistes sublimes : qu'on fasse l'application.

Jacques Casanova, Vénitien, vécut en Europe dans le XVIIIe siècle. Le docteur Gall eût trouvé sur son crâne quelques-unes des bosses qui distinguaient le cerveau de l'empereur. L'activité, la vigueur, l'invention, l'intrépidité étaient ses éléments. Non seulement jamais il n'hésita, mais jamais il ne pensa qu'il pût hésiter. Malheureusement, né sur un échelon trop bas, il ne lutta avec la fortune que dans des circonstances trop petites, et ne fut jamais qu'un particulier. Une qualité qui lui manqua en fut peut-être l'unique cause, l'esprit de conduite. D'ailleurs, sans dignité, aujourd'hui officier, demain séminariste, après-demain joueur de violon, qu'aurait-il fait, s'il avait su résister à sa fantaisie? Malgré tout, c'est le premier des aventuriers.

Vouloir analyser son livre, ce serait vouloir analyser sa vie, et elle échappe au scalpel Jamais un grain de raison, peu de religion, de conscience encore moins. Dupant les sots avec délices, trompant les femmes avec bonne foi ; un peu trop heureux au jeu, racontant divinement, promenant sur toute la terre ses caprices et sa folie, mais revenant toujours à sa chère Venise. Là, courant les filles en masque ; ici, se promenant gravement en abbé musqué dans les jardins du pape ; rimant pour une belle marquise, se battant pour une danseuse ; mousquetaire terrible (il avait près de six pieds), grand seigneur généreux et probe au milieu de tout cela. Ceux qui aiment Benvenuto Cellini aimeront bien son livre, il y a entre eux ce rapport que tous deux font des contes incroyables, avec cette différence que Cellini ment les trois quarts du temps, et que Casanova ment si peu qu'il dit du mal de lui.

Tous ceux qui l'ont lu en disent la même chose : c'est qu'il a produit sur eux une impression ineffaçable ; quoi qu'en disent les individualités du jour, elles la subiraient elles-mêmes.

Ce n'est pas qu'on ne trouve assurément par le monde des gravités poudrées à qui le nom de Casanova ferait hausser les épaules de cette manière qui signifie : « Bah ! un homme de rien ! » Je ne conseillerai même pas à ceux qui ont du goût pour le sentimentalisme allemand d'ouvrir son livre ; c'est un homme du midi. L'amour, cette plante que le soleil fait naître si différente suivant l'obliquité de ses rayons, prend un aspect étrange dans le coeur de notre aventurier.

« Puisque vous savez que j'ai de l'amitié pour vous, dit-il à une Henriette, vous devez deviner aussi qu'il ne m'est pas possible de vous laisser seule, sans argent, au milieu d'une ville où vous ne pouvez même pas vous faire entendre. Je ne sais de quelle espèce est l'amitié que le brave homme qui vous accompagne peut avoir pour vous ; mais je sais que, s'il peut vous laisser, elle est d'une tout autre nature que la mienne. Car je me crois obligé de vous dire que non seulement il ne m'est pas possible de vous faire avec facilité le singulier plaisir de vous abandonner ainsi, mais même que l'exécution de ce que vous désirez m'est impossible, si je vais à Parme ; car je vous aime d'une manière telle, qu'il faut ou que vous me promettiez d'être à moi, ou que je reste ici. Alors vous irez à Parme seule avec le capitaine : car je sens que, si je vous accompagnais plus loin, je deviendrais le plus malheureux des hommes, soit que je vous visse avec un autre amant, avec un mari, ou au sein de votre famille, enfin si je ne pouvais pas vous voir et vivre avec vous. Oubliez-moi, sont deux mots faciles à prononcer ; mais sachez, belle Henriette, que, si l'oubli est possible à un Français, un Italien, si j'en juge par moi, n'a pas ce singulier pouvoir. Enfin, madame, mon parti est pris, il faut que vous ayez la bonté de vous expliquer maintenant, et me dire si je dois vous accompagner à Parme ou si je dois rester ici : répondez oui ou non. Si je reste ici, tout est dit. Je pars demain pour Naples, et je suis certain de me guérir de la passion que vous m'avez inspirée. »

Que dirait ce bon Werther d'une déclaration aussi furieuse ? J'ai entendu dire que seul il savait la véritable passion. Que sera donc celle-ci ? une passion sans ordre, sans bon goût, sans politesse ? Oui, et sans timidité, plus qu'une passion italienne, une rage espagnole. Mais il est certain que les tartines de beurre sont loin de là, et qu'il serait bien difficile que Charlotte s'appelât dona Lolotta.

Ceux que de telles manières effrayent peuvent fermer le livre ; car tout y est de cette trempe. Vous voyez comme il entend l'amour ; voulez-vous voir comme il comprend la haine ?

Son valet de chambre, sot Picard, a imaginé de se donner à Corfou pour un prince de La Rochefoucauld. On le dit à Casanova qui en rit.
- Parle-t-il de sa famille ?
- Beaucoup de sa mère, qu'il aimait tendrement ; elle est du Plessis.
- Si elle vit encore, elle doit avoir environ cent cinquante ans.
- Quelle folie !
- Oui, madame, car elle fut mariée du temps de Marie de Médicis. Sait-il quelles armes son écusson porte ?
On se lève de table, et voilà qu'on annonce le prétendu prince : il entre, et Mme Sagredo vite de lui dire : « Mon prince, voilà M. Casanova qui dit que vous ne connaissez pas vos armes. » À ces mots il s'avance vers moi (Casanova) en ricanant, m 'appelle poltron, et me donne un soufflet qui m'étourdit. Je prends la porte à pas lents, ayant soin de prendre mon chapeau et ma canne.

« Je sors de l'hôtel et vais me poster à l'esplanade pour l'attendre. Dès que je le vois, je cours à sa rencontre et je lui assène des coups si violents que j'aurais dû le tuer d'un seul. En reculant, il se trouva entre deux murs, où, pour éviter d'être assommé, il ne lui restait d'autre moyen que de tirer son épée ; le lâche n 'y pensa pas, et je le laissai étendu sur le carreau et nageant dans son sang. La foule des spectateurs me fit haie, et je la traversai pour aller au café où je pris un verre de limonade sans sucre pour précipiter la salive amère que la rage avait soulevée. En moins de rien je me vis entouré de tous les jeunes officiers de la garnison qui faisaient chorus pour me dire que j'aurais dû l'achever. Ils finirent par m'ennuyer, car, si je ne l'avais pas tué, ce n'était pas ma faute. »

Un volume presque entier, consacré au récit de l'évasion de cet homme extraordinaire de la fameuse prison des Plombs de Venise, offre un intérêt presque sans égal et dont il est impossible de donner une idée. Son séjour à Paris, où il a introduit la loterie, deux ou trois amours bien vénitiens, autant de vengeances plus vénitiennes encore, fournissent matière à des chapitres charmants.

M. Aubert de Vitry avait, il y a quelque temps déjà, donné de ces Mémoires une sorte d'abrégé où la fin de toutes les histoires était décemment coupée.

Plusieurs mots extrêmement techniques avaient disparu :

Le latin dans ses vers brave l'honnêteté ;
Mais le lecteur français veut être respecté.

Et par quelle raison ? Le sage législateur du Parnasse aurait dû l'expliquer. Cette grande pruderie de l'oeil et de l'oreille, qui, sous la périphrase hypocrite, n'en apporte pas moins à l'esprit la pensée toute nue, sera peut-être un jour expliquée. Elle ne l'est pas encore, car, si l'esprit devine le mot, c'est donc l'organe qui en a peur ?

L'édition nouvelle que nous annonçons ici a rendu (autant que possible) à ces Mémoires leur verdeur et leur naïveté dignes d'un temps qui touchait au grand siècle. Nous engageons ceux qui se sentiraient rougir en les parcourant à penser à Louis XIV, et même à Louis XV, qui s'entendait quelquefois en dignité.




Article publié dans le journal Le Temps du 20 mars 1831, concernant l'édition du texte français des Mémoires. Seuls les tomes I à IV étaient alors publiés. Les neuf autres tomes ne paraîtront qu'en 1832 et 1838.




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