J'ai tué Phil Shapiro
d'Ethan Coen
Traduit de l'anglais par Jacqueline Huet et Jean-Pierre Carasso. Editions de l'Olivier, 318 p.

On les croyait inséparables. De Blood Simple à The Big Lebowski, les frères Coen ont signé sept films réjouissants où le détournement des genres hollywoodiens emporte avec lui une vision corrosive de l'Amérique. Or, voici qu'Ethan fait cavalier seul avec un recueil de nouvelles tour à tour mélancoliques et désopilantes, qui révèlent un formidable conteur à la palette riche et variée. Virtuose, on s'en doutait un peu, mais dont le brio formel n'exclut pas le surgissement inattendu de l'émotion.
Ainsi la première nouvelle de J'ai tué Phil Shapiro revisite-t-elle avec un mélange de tristesse et d'ironie le passé familial d'un malheureux garçon juif du glacial Middle West (lieu de naissance des Coen et futur décor de Fargo), dont l'enfance fut vécue comme une longue suite de tortures et de vexations, entre un régime alimentaire à vous lever le coeur, la colonie de vacances hébraïque et les visites à la clinique des verrues du docteur Colic. «A chaque repas, à chaque leçon d'hébreu, dans chaque salle d'attente médicale, je ressentais la piqûre d'épingle de ma différence... Peut-être ma mère a-t-elle fait de moi un esthète en me soumettant à ces tourments interminables.» La dernière nouvelle s'inscrit dans la même veine intimiste en racontant la mise au pas assez sinistre d'un élève hyperactif et turbulent dans un collège hébraïque de Minneapolis.
Entre ces deux récits à fort parfum autobiographique qui éclairent d'un jour nouveau le petit monde des frères Coen, les autres nouvelles ressemblent davantage aux films du tandem, avec leurs dérapages burlesques, leurs situations décalées gouvernées par une implacable logique de l'absurde, leurs anti-héros dérisoires totalement dépassés par les événements. On y croise un intellectuel cherchant sa voie dans le monde de la boxe et du crime et qui se prend invariablement une dérouillée à chaque page (surnommé le punching ball humain, le malheureux voulait connaître la vraie vie...), des détectives incompétents condamnés à se faire essoriller par des gangsters vindicatifs, des espions d'opérette qui ont toujours un train de retard et des mafiosi pitoyables dont les menaces ne sont prises au sérieux par personne. On y trouve aussi un art de se faire tamponner des notations apparemment disparates et de nous introduire dans l'univers mental de personnages à la logique tortueuse ou à l'horizon mental passablement borné, un sens éblouissant de la langue parlée qui élève le dialogue de sourds au rang des beaux-arts, des envolées oniriques à la Big Lebowski, des pastiches hilarants de films noirs et de romans d'espionnage à l'anglaise. Jubilation garantie.

T.H.


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