Le couperet
de Donald Westlake

Traduit de l’anglais
par Mona de Pracontal.
Rivages, 246 p.

C’est la guerre. La guerre économique. Profit à court terme, compétition, fusions et compressions de personnel, sous le regard sourcilleux de la Bourse qui sanctionne la moindre défaillance. «Les actionnaires ne s’intéressent à rien d’autre qu’au rendement [...] C’est pourquoi des firmes saines, largement bénéficiaires, riches en dividendes, licencient néanmoins des ouvriers par milliers: pour extirper juste quelques gouttes de plus, pour paraître juste un peu mieux aux yeux de cette bête à mille bouches.»

Cadre supérieur dans une usine de papier, Burke Devore, la cinquantaine, vient d’être victime de cette perversion du système. Après vingt-cinq ans de loyaux services, sa compagnie pourtant florissante l’a brutalement licencié pour cause de restructuration. Avec la perte de son emploi, c’est toute son existence qui s’effondre: sa vie n’a plus de sens, son couple bat de l’aile, l’avenir de ses enfants est menacé. Alors Burke tourne en rond, rumine ce qu’on lui a répété en stage de motivation («un boulot, un salaire, une bonne vie bourgeoise, ce n’est pas un droit, c’est quelque chose qui se gagne, et vous devez vous battre pour l’avoir»). Et mûrit son plan. La culture d'entreprise, qui répète que la fin justifie les moyens, que c’est chacun pour soi et que le meilleur gagne, qu’il faut flinguer la concurrence, cet employé modèle qui a toujours joué le jeu va le prendre au mot. En se procurant les C.V. d’autres personnes au chômage dans son domaine de compétence, ses concurrents sur le marché de l’emploi, pour les éliminer un à un. Et finir par l’heureux élu qui occupe le poste qu’il convoite. Non par vengeance ou parce qu’il a pété les plombs. Mais par instinct de survie, pour protéger les siens, retrouver un travail, regagner sa dignité. «Je ne suis pas un assassin, je ne l’ai jamais été, je ne veux pas être une chose pareille, vide, sans âme et sans pitié. Ce n’est pas moi, ça. Ce que je fais en ce moment, j’y ai été contraint, par la logique des événements: la logique des actionnaires, la logique des cadres, la logique du marché.» Construit avec une précision d’horlogerie par un maître du genre, Le Couperet est un petit chef-d’oeuvre d’humour noir. Une machine de guerre contre le nouvel ordre libéral qui fabrique de la croissance sur le dos des gens, un pamphlet corrosif déguisé en polar qui démonte par l’absurde l’aberration d’un système devenu fou et fait ressentir, mieux que bien des essais sur «l’horreur économique», le sentiment de précarité qui est devenu le lot de tous, le quotidien de vies brisées par le chômage de longue durée.

Mettant le suspense au service de la lutte des classes, le retors Westlake nous fait naviguer entre le rire, le pathétique et l’horreur (les victimes de Burke sont de pauvres bougres comme lui, certains ont eu la chance insigne de se trouver un petit boulot, barman ou vendeur dans un grand magasin...), parvient à nous identifier à son héros, à nous rendre complice de ses meutres les plus atroces, à nous faire souhaiter qu’il réussisse, à nous faire trembler quand la police est à deux doigts de l’épingler. Delvore est un brave Américain, bon père et mari fidèle, qui cherche seulement à s’en sortir. Comment ne pas lui donner raison? C’est rondement mené, parfaitement immoral, drôle et dévastateur, ça se lit d’une traite... et ça fait froid dans le dos. Non, à la réflexion, il n’y a pas de quoi rire.

T.H.


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