Jack O'Connell
Porno Palace
Traduit de l'anglais par Gérard de Chergé
Rivages/Thriller, 459 p.

Comment regarde-t-on les images? Qu'en attendons-nous? Que voyons-nous en elles? Sont-elles un facteur d'aliénation ou de connaissance? Source de voyeurisme morbide, le visuel est-il par essence pornographique? Au carrefour du réel et de l'imaginaire, le troisième roman de Jack O'Connell construit autour de ces questions un fascinant jeu de pistes en orchestrant les rencontres entre plusieurs personnages consumés par leur besoin d'images.

Pour ces orphelins blessés par l'existence, perdus dans une grande ville nord-américaine en état de déliquescence avancée, la passion des images (contractée dès la petite enfance au contact des salles obscures) est une drogue plus ou moins dure, un refuge protecteur contre le monde, qui les aide à vivre autant qu'il les égare. Tous sont en quête de leur "image primordiale", celle qui leur permettra de se réaliser comme artiste ou leur révèlera le secret de leur identité.

Il y a d'abord Jakob, fils du caïd Hermann Kinsky, qui vit sa vie comme un long plan-séquence en rêvant de devenir le plus grand réalisateur de films noirs de tous les temps. Félicia, une photographe qu'un faux hasard met en possession d'un vieil appareil-photo de collection. Dans l'appareil, une pellicule oubliée, sept clichés extraordinaires que la jeune femme développe avec une curiosité dévorante proche de celle du héros de Blow up, le film d'Antonioni (l'une des nombreuses références au cinéma de ce roman qui les multiplie), et qui recèlent peut-être le mystère de ses origines. Un autre photographe devenu une légende vivante, Terence Propp, sorte de Thomas Pynchon du Leica qui s'est évanoui dans la nature après une carrière météorique, au point que si une secte d'adorateurs lui voue un culte fanatique, d'autres mettent en doute son existence. Un libraire aveugle (hello, Borges !) spécialisé dans le commerce d'éditions rares pour bibliophiles érotomanes. Enfin, Hugo Schick, Autrichien mégalomane qui se prend pour le Von Stroheim du hardcore et règne sur une salle de cinéma monumentale datant de l'âge d'or hollywoodien, somptueux édifice rococo reconverti dans le porno à prétention artistique. Lieu par excellence de fascination trouble, objet de convoitise d'Hermann Kinsky et cible des foudres d'un télévangéliste démagogue, ce Palace Erotique Herzog est tout à la fois la clé de voûte et la métaphore du livre.

Autant dire qu'on progresse dans cet envoûtant thriller onirique comme dans un labyrinthe ou un palais de miroirs truqué, en suivant les trajets entrecroisés de ces personnages impliqués à leur insu dans un puzzle relationnel dont le romancier assemble avec maestria les pièces. Multipliant les échos entre thèmes et motifs, Jack O'Connell interroge inlassablement notre relation aux images. Marchandise par excellence de notre temps, objet de trafic et de manipulations (commerce de films prohibés, petits chantages au Polaroïd compromettant, reportages bidouillés du JT), l'image est aussi, dans Porno Palace, un haut lieu de résonance fantasmatique, ayant partie liée avec l'enfance et la filiation, l'érotisme et la mort. "L'image est ambiguë, dira Hugo Schick à Félicia. C'est nous qui lui donnons tout son pouvoir, qui déterminons si elle nous apportera la plus grande vérité ou le mensonge le plus rassurant". Au sein du roman noir dont il élargit singulièrement le cadre, Jack O’Connel s’affirme comme un authentique créateur d’univers.

T.H.


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