Jonathan Coe
La maison du sommeil
Traduit de l'anglais par Jean Pavans
Gallimard, 426 p.

On dort beaucoup dans le cinquième roman de Jonathan Coe. Et l'on rêve énormément, à tout propos et de toutes les manières. Même éveillé d'ailleurs, il n'est pas sūr que le rêve s'achève pour Sarah la narcoleptique, Robert l'amoureux transi, Terry le cinéphile insomniaque ou l'odieux Gregory Dudden, sorte de savant fou décidé à guérir l'humanité du sommeil, cette effrayante perte de temps, cette maladie " plus répandue et plus fatale que le cancer et le sida ", qui prive chacun du tiers de sa vie...

Ces personnages et quelques autres se sont connus au temps de leurs études à Ashdown, lugubre manoir gothique perché sur une falaise de la côte anglaise, un vrai décor de cauchemar. Ils avaient alors l'âge des possibles. Le hasard les y ramène douze ans plus tard, alors que l'ancienne résidence universitaire est devenue une clinique spécialisée dans les troubles du sommeil, et que leurs beaux rêves de jeunesse se sont brisés contre la réalité, au prix de pas mal de désillusions.

Mais qu'est-ce donc que La Maison du sommeil? Un long rêve éveillé dont les quatre parties correspondent aux phases cliniques du sommeil ? Une satire allègre dans la lignée du Testament à l'anglaise, le précédent roman de Coe, saga corrosive des années Thatcher? Un roman de gare pervers où abondent les amours impossibles, les identités doubles, les coļncidences folles et les révélations tardives en forme de coups de théâtre? Tout cela à la fois. Et d'abord un tour de force romanesque dont la construction acrobatique tient le lecteur en haleine sans temps mort ni faiblesse. Car l'histoire d'Ashdown et de ses pensionnaires, Coe n'a pas choisi de la raconter linéairement, mais en deux temporalités alternées. Les chapitres impairs se rapportent aux années 83-84, les chapitres pairs se déroulent en juin 1996, la dernière phrase de chaque partie s'interrompant pour reprendre à la page suivante, dans une époque et un contexte différents. Dans ce va-et-vient entre passé et présent s'éclairent progressivement les liens entre les personnages, réseau touffu de sentiments et de malentendus, de remords et d'actes manqués, de souvenirs enfouis qui remontent confusément à la surface - tel qu'en un rêve, encore.

Jouant sur tous les tons avec un égal brio, tour à tour sarcastique, doux-amer, drôle ou sentimental, La Maison du sommeil a sans doute, comme beaucoup de romans anglais contemporains (voyez David Lodge ou Julian Barnes), les limites de sa virtuosité. Il serait excessif de prétendre que tout l'intérêt du livre tient à son échafaudage, car Coe élargit le registre mordant du Testament à l'anglaise  : le regard sur les personnages se fait plus tendre et l'émotion affleure à plus d'un endroit. Il n'en reste pas moins qu'on ne cherchera pas de réflexion profonde sur le sommeil et l'inconscient dans ce divertissement de haut vol où la psychanalyse est autant brocardée que le management à l'américaine ou la cinéphilie et son obsession du chef-d'oeuvre inconnu.

Reste que la jubilation avec laquelle le lauréat du Médicis étranger 1998 s'en prend, à travers Greggory Dudden, au culte moderne de la rentabilité est irrésistible. Le sommeil est le dernier domaine qui échappe au diktat de la productivité, tel est le scandale pour les Dudden de tout poil qui rêvent au meilleur des mondes néo-libéral. La meilleure preuve n'en est-elle pas que tous les grands de ce monde, Hitler, Napoléon et Margaret Thatcher, ne dormaient que quatre heures par nuit, privilège qui leur permit d'accomplir les grandes choses que l'on sait? Méfiez-vous des docteurs Folamour du sommeil, qui nous préparent dans le secret des laboratoires le cauchemar trop réel d'un monde sans édredon.

Thierry Horguelin


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