Difficile
a priori d'imaginer moins nouvelliste que cet écrivain-là. Avec
Le Roman d'Oxford, Un coeur si blanc et Demain dans la
bataille pense à moi, Javier Marias s'est en effet imposé par
de fascinantes constructions narratives qui ne semblaient pouvoir
s'épanouir que dans l'espace du roman. Or, en abordant le genre bref,
Marias n'a renoncé ni à ses monologues doucement
désenchantés qui poussent l'introspection jusqu'au vertige, ni
aux longues phrases sinueuses qui enserrent le lecteur dans leur toile
d'araignée. Avec le résultat que les douze nouvelles de Quand
j'étais mortel, nées pour la plupart de commandes pour des
périodiques mais d'une remarquable cohérence thématique,
suggèrent en quelques pages la matière d'un roman - comme un
iceberg dont seule la pointe affleurerait à la surface du texte - et
nous invitent, à l'image de leurs narrateurs, toujours placés en
position de voyeur, à entrevoir un monde entre deux portes.
Ici, un
invité surprend dans un couloir un couple adultère
peut-être criminel. Là, un jeune marié observe depuis son
balcon une inconnue qui vocifère. Ailleurs, un homme enquête sur
l'assassinat d'un ami. Chacun progresse à tâtons dans un
labyrinthe incertain, fait de méprises et d'illusions, aux confins,
parfois, du fantastique. Mais il ne faut pas s'y tromper. Le monde
feutré de Marias est habité par la violence. La mort y est
omniprésente, souvent brutale (suicide, crime passionnel ou meurtre de
sang froid), toujours inopinée, incompréhensible. Elle est,
surtout, le lieu d'une révélation douloureuse, pour les proches
du défunt, ou pour le défunt lui-même - ainsi le
fantôme omniscient de la nouvelle-titre, tragiquement condamné
à une lucidité intolérable. De l'inconvénient
d'être vivant, de l'inconvénient d'être mort, la prose
troublante de Marias balance avec, aux lèvres, un sourire navré.
Thierry Horguelin
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