Mademoiselle de Maupin

Mademoiselle de Maupin est la figure légendaire de la duelliste féminine. Elle a réellement existé, du moins s'il s'agit bien de Mademoiselle d'Aubigny (1673-1707), la cantatrice, qui se plaisait à se faire passer pour un homme, séduisait les femmes, soutint plusieurs duels masculins, et s'échappa du couvent où on l'avait enfermée en y mettant le feu.

Mais qu'on ne cherche pas, dans l'ouvrage que Théophile Gautier tira du personnage, un roman de cape et d'épée, avec de pittoresques scènes de duels... Il s'agit plutôt d'une longue dissertation romantique, pimentée par l'ambiguïté du chevalier travesti. L'argument en est la défense de l'art pour l'art et la liberté de l'amour. On ne retiendra guère du roman de Gautier, en ce qui concerne l'escrime, que les passages suivants.

B.L.



Je retrouvai à C*** plusieurs des jeunes gens avec qui nous avions fait route : - cela me fit plaisir ; je me liai avec eux plus intimement, et ils me donnèrent accès dans plusieurs maisons agréables. - J'étais parfaitement habituée à mes habits, et la vie plus rude et plus active que j'avais menée, les exercices violents auxquels je m'étais livrée, m'avaient rendue deux fois plus robuste que je n'étais. Je suivais partout ces jeunes écervelés : je montais à cheval, je chassais, je faisais des orgies avec eux, car, petit à petit, je m'étais formée à boire ; sans atteindre à la capacité tout allemande de certains d'entre eux, je vidais bien deux ou trois bouteilles pour ma part, et je n'étais pas trop grise, progrès fort satisfaisant. Je rimais en Dieu avec une excessive richesse, et j'embrassais assez délibérément les filles d'auberge. Bref, j'étais un jeune cavalier accompli et tout à fait conforme au dernier patron de la mode. - Je me défis de certaines idées provinciales que j'avais sur la vertu et autres fadaises semblables ; en revanche, je devins d'une si prodigieuse délicatesse sur le point d'honneur, que je me battais en duel presque tous les jours : cela même était devenu une nécessité pour moi, une espèce d'exercice indispensable et sans lequel je me serais mal portée toute la journée. Aussi, quand personne ne m'avait regardée ou marché sur le pied, que je n'avais aucun motif pour me battre, plutôt que de rester oisive et ne point mener des mains, je servais de second à mes camarades ou même à des gens que je ne connaissais que de nom.

J'eus bientôt une colossale renommée de bravoure, et il ne fallait rien moins que cela pour arrêter les plaisanteries qu'eussent immanquablement fait naître ma figure imberbe et mon air efféminé. Mais trois ou quatre boutonnières de surplus que j'ouvris à des pourpoints, quelques aiguillettes que je levai fort délicatement sur quelques peaux récalcitrantes, me firent trouver l'air plus viril qu'à Mars en personne, ou à Priape lui-même, et vous eussiez rencontré des gens qui eussent juré avoir tenu de mes bâtards sur les fonts de baptême.

À travers toute cette dissipation apparente, dans cette vie gaspillée et jetée par les fenêtres, je ne laissais pas de suivre mon idée primitive, c'est-à-dire cette consciencieuse étude de l'homme et la solution du grand problème d'un amoureux parfait, problème un peu plus difficile à résoudre que celui de la pierre philosophale.

Classiques Garnier, p. 398 et suiv.



Et le passage suivant, quelques pages plus haut.

Mlle de Maupin, se faisant passer pour un homme, se voit proposer, par le frère de Rosette, le choix entre le mariage et le duel.



Je dus faire une horrible grimace, car ce qu'il me proposait était de toutes les choses du monde la plus inexécutable pour moi : j'aurais plutôt marché à quatre pattes contre le plafond comme les mouches, et décroché le soleil sans prendre de marchepied pour me hausser, que de faire ce qu'il me demandait ; et cependant la dernière proposition était plus agréable incontestablement que la première.

Il parut surpris que je n'acceptasse pas avec transport, - et il répéta ce qu'il avait dit comme pour me donner le temps de répliquer.

- Votre alliance est on ne peut plus honorable pour moi, et je n'eusse jamais osé y prétendre : je sais que c'est une fortune inouïe pour un jeune homme qui n'a point encore de rang ni de consistance dans le monde, et que les plus illustres s'en estimeraient tout heureux ; - mais cependant je ne puis que persister dans mon refus, et, puisque j'ai la liberté du choix entre le duel et le mariage, je préfère le duel. - C'est un goût singulier, - et que peu de gens auraient, - mais c'est le mien.

Ici Rosette souffla le plus douloureux sanglot du monde, sortit sa tête de dessous l'oreiller, et l'y rentra aussitôt comme un limaçon dont on frappe les cornes, en voyant ma contenance impassible et délibérée.

- Ce n'est pas que je n'aime point madame Rosette, je l'aime infiniment ; mais j'ai des raisons de ne point me marier, que vous-même trouveriez excellentes, s'il m'était possible de vous les dire. - Au reste, les choses n'ont pas été aussi loin que l'on pourrait le croire d'après les apparences ; hors quelques baisers qu'une amitié un peu vive suffit à expliquer et à justifier, il n'y a rien entre nous dont on ne puisse convenir, et la vertu de votre sœur est assurément la plus intacte et la plus nette du monde. - Je lui devais ce témoignage. - Maintenant, à quelle heure nous battons-nous, monsieur Alcibiade, et à quel endroit ?
- Ici, sur-le-champ, cria Alcibiade, ivre de fureur.
- Y pensez-vous ? devant Rosette !
- Dégaine, misérable, ou je t'assassine, continua-t-il en brandissant son épée et en l'agitant autour de sa tête.
- Sortons au moins de la chambre.
- Si tu ne te mets pas en garde, je vais te clouer contre le mur comme une chauve-souris, mon beau Céladon, et tu auras beau battre de l'aile, tu ne te dérocheras pas, je t'en avertis. - Et il fondit sur moi l'épée haute.
Je tirai ma rapière, car il l'aurait fait comme il le disait, et je me contentai d'abord de parer les bottes qu'il me portait.
Rosette fit un effort surhumain pour venir se jeter entre nos épées, car les deux combattants lui étaient également chers ; mais ses forces la trahirent, et elle roula sans connaissance sur le pied du lit.
Nos fers étincelaient et faisaient le bruit d'une enclume, car le peu d'espace que nous avions nous avions nous forçait à engager nos épées de très près.
Alcibiade manqua deux ou trois fois de m'atteindre, et, si je n'eusse pas eu un excellent maître en fait d'armes, ma vie aurait couru le plus grand danger ; car il était d'une adresse étonnante et d'une force prodigieuse. Il épuisa toutes les ruses et les feintes de l'escrime pour me toucher. Enragé de ne pouvoir y parvenir, il se découvrit deux ou trois fois ; je n'en voulus pas profiter ; mais il revenait à la charge avec un emportement si acharné et si sauvage, que je fus forcée de saisir les jours qu'il me laissait ; et puis ce bruit et ces éclairs tourbillonnants de l'acier m'enivraient et m'éblouissaient. Je ne pensais pas à la mort, je n'avais pas la moindre peur ; cette pointe aiguë et mortelle qui me venait devant les yeux à chaque seconde ne me faisait pas plus d'effet que si je me fusse battue avec des fleurets boutonnés ; seulement j'étais indignée de la brutalité d'Alcibiade, et le sentiment de mon innocence parfaite augmentait encore cette indignation. Je voulais seulement lui piquer le bras ou l'épaule pour lui faire tomber son épée des mains, car j'avais essayé vainement de la lui faire sauter. Il avait un poignet de fer, et le diable ne le lui eût pas fait bouger.

Enfin il me porta une botte si vive et si à fond, que je ne pus la parer qu'à demi ; ma manche fut traversée, et je sentis le froid du fer sur mon bras ; mais je ne fus pas blessée. À cette vue, la colère me prit, et, au lieu de me défendre, j'attaquai à mon tour ; je ne songeai plus que c'était le frère de Rosette, et je fondis sur lui comme si c'eût été mon ennemi mortel. Profitant d'une fausse position de son épée, je lui poussai une flanconade si bien liée, que je l'atteignis au côté : il fit ho! et tomba en arrière.

Je le crus mort, mais il n'était réellement que blessé, et sa chute provenait d'un faux pas qu'il avait fait en essayant de rompre.

Classiques Garnier, p. 391 et suiv.





Bref, le résumé de l'ouvrage tient en ce paragraphe :


Ma maîtresse est de première force à l'épée, et en remontrerait au prévôt de salles le plus expérimenté ; elle a eu je ne sais combien de duels, et tué ou blessé trois ou quatre personnes ; elle franchit à cheval des fossés de dix pieds de large, et chasse comme un vieux gentillâtre de province : - singulières qualités pour une maîtresse ! il n'y a qu'à moi que ces choses-là arrivent.

Classiques Garnier, p. 317




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