Bottes secrètes

Joseph-Renaud (J.), Traité d'Escrime Moderne, Rouen, 1928, pp.236-243.
Un escrimeur sourit quand il entend parler de "bottes secrètes". Il sait, ou croit savoir, toutes les ressources de l'escrime et il n'admettrait guère qu'il puisse être surpris par un coup inconnu. Oh ! il ne se pense pas intouchable. Il n'ignore point que n'importe lequel des coups les plus anciens peut lui arriver en pleine poitrine, à la condition d'être exécuté à propos ou avec une vitesse supérieure à la sienne. Mais les attaques mystérieuses dites "bottes secrètes" lui semblent des inventions de romanciers populaires, et bonnes tout au plus à éberluer les midinettes qui lisent leur feuilleton dans le métro, ou, entre deux sandwichs, sur un banc des Tuileries, à l'heure du déjeuner.

Malgré la vraisemblance extraordinaire que Paul Féval sut donner à "la botte de Nevers", le lecteur qui a fréquenté une salle d'armes se refuse à croire que pareille estocade ait jamais pu être utilisée - et il a raison.

Et pourtant, il a existé et il existe encore des bottes secrètes. De nos jours et en ce temps d'aéroplanes et de télégraphie sans fil, j'en ai connu, j'en ai vu pratiquer, j'en ai pratiqué moi-même un certain nombre. Mais il importe de faire ici un "distinguo" - Une botte secrète n'est pas un coup qui atteindra certainement, quasi magiquement, n'importe quel adversaire et qui n'est pas évitable par les moyens ordinaires. Même le coup de taille avec lequel Jarnac, en s'écrasant contre terre, déchira le jarret de La Châtaigneraie, aurait pu être paré ou arrêté, Et pour rentrer dans la fiction, l'estocade entre les deux yeux avec laquelle, dans Le Bossu, Lagardère expédie tant de malandrins, ne gênerait guère un escrimeur bien placé en garde.

Une botte secrète n'est pas un coup nouveau. C'est un coup ancien qui, exécuté ou préparé d'une façon nouvelle, surprend l'antagoniste sur lequel il est essayé pour la première fois. Lorsque, à une époque où personne ne tirait aux avancés, Jules Jacob dit à l'un de ses premiers élèves qui, complètement ignorant de l'art des armes, se battait le lendemain avec un redoutable fleurettiste : "Lardez au bras, tantôt dessus, tantôt dessous, sans cesse, et en vous tenant loin", il lui enseignait une botte secrète. L'adversaire reçut onze centimètres de fer dans l'avant-bras, presque à la mise en garde. Ah ! si le combat avait recommencé, le résultat eût sans doute été différent ! Mais la leçon "in extremis" de Jules Jacob avait eu son effet de surprise. La botte secrète, car c'en était bien une, avait réussi. Surprendre, voilà tout ce qu'on peut demander à un coup exécuté ou préparé d'une façon nouvelle; mais surprendre en duel ou dans un assaut à une touche, c'est beaucoup !

Un coup exécuté ou préparé d'une façon nouvelle peut donc constituer ce qu'on dénomme vulgairement une botte secrète. Lorsque mon excellent camarade Collignon remplaça dans son jeu la fente classique par l'attaque en courant qu'il avait travaillée avec le maître Thiercelin, il remporta une série étonnante de victoires. Il s'agissait pourtant de simples coups droits. Et l'on ne peut dire que le coup droit ne soit pas le plus ancien et le plus simple mouvement offensif de l'escrime. L'exécution était différente, voilà tout !... Et l'effet de surprise était considérable.... Bien entendu, au bout d'un certain temps, on s'aperçut que la "flèche" était évitable par les moyens ordinaires, et Collignon ne parvint plus à la placer aussi facilement. L'efficacité diminua avec le secret. Aujourd'hui, notre camarade n'emploie plus guère le coup qu'il popularisa.

Un peu avant Collignon, M. le marquis de Chasseloup Laubat avait, lui aussi, étonné beaucoup d'adversaires avec un autre genre d'attaque en courant, moins directe, compliquée de redoublements et partant d'une garde qui appartenait à l'ancienne escrime. Bien peu des adversaires de ce célèbre épéiste parvenaient à éviter la finale de son offensive la première lois qu'ils l'affrontaient en poule. Par la suite, mieux informés et ayant beaucoup regardé tirer M. de Chasseloup Laubat, ils furent plus heureux, car, M. de La Palisse l'eût dit, une botte secrète, pour être efficace, ne doit pas cesser d'être secrète.

Quand Baudry père remplaça les parades par la contre-offensive, ses élèves eurent sur le terrain, pendant une dizaine d'années, des succès effarants. La contre-offensive a pourtant toujours existé dans l'escrime française ou italienne, mais Baudry, en l'adaptant à la coquille et à la longueur de l'épée moderne, et en l'enseignant "à la muette", y avait apporté une note nouvelle. Bien entendu, lorsque le secret fut divulgué, les adversaires cessèrent de se jeter eux-mêmes sur cette broche; la tension "à supériorité de longueur" n'eut plus son effet de surprise, et Baudry dut trouver autre chose.

Les escrimeurs qui ont maintenant une cinquantaine d'années se souviennent d'Alfonso d'Aldama qui était, certes, un très bon tireur, mais qui obtint parfois sur le terrain des résultats au dessus de sa force. Voici comment il s'y prenait : à cette époque, les forts escrimeurs n'étaient pas aussi notoires qu'aujourd'hui; d'ailleurs, ce ne fut guère qu'à la fin de sa carrière sportive, lorsqu'il fut définitivement fixé à Paris, qu'Alfonso connut une réelle célébrité. La plupart de ses duels, et les plus dangereux, eurent lieu en Italie, en Espagne et à Cuba. L'adversaire ignorait donc complètement, ou presque complètement, qu'il avait affaire à "quelqu'un". Dès l'"Allez, Messieurs !", Alfonso jouait l'inexpérience. Il tombait en garde maladroitement, la main gauche et les pieds incorrectement placés; sur les premières feintes de l'adversaire, il prenait en rompant des parades larges et maladroites; il feignait même, en toussant, en haletant, d'être aussi grippé que maladroit. L'antagoniste croyait avoir la partie belle; si, avant la rencontre, quelqu'un lui avait dit qu'Alfonso était un "tireur", ce tuyau lui semblait alors bien inexact. Convaincu d'avoir affaire à une "mazette", il attaquait sans précautions et recevait, soit une riposte foudroyante, soit un arrêt pris au pied levé.

Le bon Thomeguex, qui avait beaucoup étudié Aldama, et qui, lui aussi, obtenait sur le terrain des résultats qui dépassaient, et de beaucoup, son talent très ordinaire d'escrimeur, était trop connu pour pouvoir duper l'adversaire avec un "chiqué" de ce genre. Mais il s'était mis en main trois ou quatre coups que jamais, sous aucun prétexte, il n'exécutait lorsque du monde était là pour le voir tirer. Il préférait arriver le dernier dans une poule que d'employer un de ces coups. Il les répétait assidûment en salle quand personne ne l'observait. Ces coups étaient bien connus en eux-mêmes, mais il les exécutait d'une façon particulière. Grâce à eux, - et grâce à sa bravoure - ce gros homme, auquel son obésité semblait enlever toute chance sur le terrain, blessait des adversaires infiniment plus forts que lui.

Le marquis de Morès, lui aussi, avait deux ou trois procédés assez bizarres, qu'il avait beaucoup travaillés et qui dérivaient curieusement et, après tout, fort pratiquement, du "huit" de l'escrime à la canne; il les répétait assidûment, soit avec Ayat père, soit avec Bougnol qui était alors prévôt chez Ayat - mais à la condition que personne n'assistât à la leçon. Il est inutile que je les décrive ici. Tout ce que j'en dirai, c'est que devant un adversaire expérimenté, ils ne pouvaient réussir qu'une fois; mais, en duel et en poule, une fois suffit. C'est même pourquoi la psychologie de l'assaut en un est toute spéciale, et, d'ailleurs, extrêmement intéressante.

Au fleuret, tout coup exécuté d'une façon neuve a l'effet d'une botte secrète tant que le procédé n'est pas divulgué. Par exemple, le fameux gaucher Rüe avait une façon personnelle d'envoyer le coup droit; il le commençait avec lenteur en accélérant progressivement la vitesse jusqu'à la finale. Cela surprenait beaucoup . Lorsqu'on tirait pour la première lois avec Rüe, on recevait pas mal de ses coups droits, même si l'on était Louis Mérignac ou Pini. Mais après avoir observé la manière du grand gaucher, on obtenait sur lui des résultats bien meilleurs, et cela simplement en attaquant, ou même rien qu'en battant, sur le début du coup droit. La botte avait cessé d'être secrète.

Telle ou telle préparation peut faire de la plus banale attaque un coup qui reste mystérieux beaucoup plus longtemps qu'au cas où il s'agit d'une simple particularité d'exécution que n'importe quel escrimeur remarque vite. En escrime, comme au théâtre, l'art de préparer est difficile et subtil. Le spectateur d'un drame ressent l'effet d'une belle scène, mais il ne voit pas la façon dont cette scène fut amenée; de même, beaucoup d'escrimeurs applaudissent un beau coup, mais n'ont pas vu comment il lut préparé. J'ai déjà dit ici combien efficaces étaient certaines préparations de Louis Mérignac; pourtant on parlait surtout de son "coup de jarret". Quand il plaçait un coup droit, on ne remarquait que la vitesse du départ; seuls quelques amateurs et professeurs - deux ou trois peut-être - savaient comment la finale éblouissante de telle attaque avait été amenée.

Un exemple : Louis Mérignac plaçait "prime coupé", non pas seulement, comme la plupart de ses collègues, sur ces adversaires de second ordre avec lesquels on peut jouer, mais sur de très redoutables antagonistes et en des assauts où le grand maître risquait sa réputation. De cette vieille parade-riposte qui a toujours été un peu de la "fantasia", Louis Mérignac avait fait un coup d'assaut dur. On s'ébahissait; on criait presque à la sorcellerie. On essayait de l'imiter, de réussir comme lui des coupés de prime, et on se faisait toucher. Eh bien, ici encore, on peut dire botte secrète, puisque presque personne ne voyait le secret du coup, qui était entièrement dans sa préparation. Placer le coupé de prime sur une attaque même très franche, par exemple après sixte et prime sur une-deux dedans est extrêmement difficile; pour réussir cela, il faut avoir devant soi un débutant ou un naïf. Mais Louis Mérignac s'y prenait autrement. Il envoyait d'abord, en marchant, une attaque composée assez large et mal couverte, d'ailleurs prudemment retenue, qui ne touchait pas, qui avait pour but non de toucher mais de donner à l'adversaire l'envie de prendre un arrêt; puis le grand maître recommençait la même attaque, ou plutôt la commençait seulement; cette fois l'adversaire tendait sur le bras allongé et dans les feintes larges de Louis Mérignac; alors celui-ci, en repliant un peu le bras, prenait prime coupé sur la tension avec une vitesse foudroyante. La prime, fort difficile à exécuter dans la position raccourcie de la garde, devient plus aisée le bras allongé, avec un très léger repliement. Au lieu de la prendre en parade, Louis Mérignac la prenait en contre-tension C'était simple. Et cela restait secret, car on ne le remarquait pas plus que le spectateur d'un tour de passe-passe n'aperçoit le "truc" si l'illusionniste est adroit. On disait : "Quelle vitesse", comme en présence d'un escamotage bien fait on dit : "C'est passé dans la manche", bien que les prestidigitateurs ne se servent presque jamais de leurs manches et les relèvent tant qu'on veut !... On ne voyait que l'exécution. On ne voyait pas la préparation sans laquelle l'exécution n'eût mené qu'à un échec...

On s'ébahissait aussi des ripostes de Pini qui étaient, en eftet, terriblement efficaces. Au point qu'après quelques minutes d'assaut, on n'osait guère l'attaquer franchement. Mais d'autres tireurs, italiens et français, ripostaient aussi vite et touchaient moins bien. Pini, avant tout grand tireur de tête, savait, très adroitement, attirer l'attaque d'allonge dans telle ou telle ligne où vous attendait une parade brutale qui vous meurtrissait le bras. Il avait, par exemple, une façon de marquer le contre de quarte qui vous donnait une irrésistible envie de partir d'un double dégagé dedans, c'est-à-dire de vous jeter dans une parade-riposte qui, non seulement vous valait une touche, mais qui vous laissait le bras endolori pendant tout le reste de l'assaut. Même prévenu, comme je 1'étais, ayant beaucoup travaillé avec le fameux maître livournais, il m'arrivait de m'y laisser prendre, de ne pas résister à la redoutable tentation de ce double dégagé, car savoir ce qu'un escrimeur va exécuter quand on le regarde tirer et quand on est son adversaire sont deux choses très différentes... Le secret était non pas, ainsi qu'on le croyait généralement, dans la dureté de la parade, mais dans la préparation.

 

***

Récapitulons. Il y a des bottes secrètes; non des "philtres d'acier" dont l'effet serait magiquement irrésistible, qu'il suffirait d'employer pour atteindre sûrement l'antagoniste et grâce auxquels un débutant pourrait sans effort triompher d'un champion, mais des coups d'escrime ordinaires qui produisent un vif effet de surprise grâce soit à un procédé matériel d'exécution, soit à une préparation.

Ceux de ces coups qui tiennent leur valeur d'un détail matériel cessent bientôt d'avoir rien de secret. Mais ceux qui doivent leur effet à une préparation conservent longtemps leur mystère, c'est-à-dire leur efficacité. Cela parce que les escrimeurs qui savent remarquer un moyen physique d'exécution sont nombreux, et que ceux qui peuvent noter une préparation sont rares.

Il résulte aussi de ces observations que tout mouvement d'offensive et de contre-offensive enseigné à la leçon peut avoir, outre sa valeur ordinaire, un effet de surprise qui dépendra de la personnalité de l'escrimeur. Celui-ci gagnera à se demander parfois : "J'exécute tel coup avec vitesse et autorité : pourtant, je ne le réussis que rarement; que dois-je y ajouter pour qu'il surprenne davantage?... Un changement de rythme dans la progression de la vitesse et des feintes?... Une préparation meilleure?...".

Dans un jeu, l'élément surprise dépend beaucoup, en effet, de la personnalité de l'exécutant. C'est pourquoi, si le professeur doit ne laisser l'élève aborder l'assaut que lorsque l'élève est rompu au plastron, s'il doit toujours le surveiller, il ne doit pourtant pas le contraindre à une application trop étroite des principes de la leçon. Il doit laisser peu à peu la personnalité de l'élève se faire jour, il doit la guider mais ne pas la réfréner. Un professeur dont tous les élèves se ressemblent, comme s'ils avaient été étab1is en série, n'est pas un professeur parfait.

Signalons en passant que lorsqu'une attaque exécutée correctement et vite ne surprend pas, c 'est, le plus souvent, parce que sa vitesse commence trop tôt et qu'elle ne se réserve pas pour la finale. Si la finale n'est pas plus rapide que le début du coup, il n'y a pas de surprise possible. Pourtant, en certains cas, elle pourra surprendre si elle est plus lente que le début du coup !... L'important est qu'il y ait un changement de rythme, un contraste; de même, les parades dont la vitesse ne sait pas se ralentir ou s'accélérer et reste monotonément la même, ne sont pas difficiles à tromper. En escrime, le secret de surprendre se trouve dans les contrastes, les antithèses...

Quel art difficile est l'escrime, aussi difficile que grand et beau !... un art qu'il faut aimer et travailler intensément, passionnément, pour y réussir un peu. Les profanes ne soupçonnent pas ce que c'est que l'escrime... Je revenais d'une séance des Jeux Olympiques avec un politicien notoire, homme très fin et très observateur et qui, pourtant, me dit : "Je ne vois pas ce qu'il y a de si compliqué et malaisé dans les gestes de tous ces escrimeurs...". Je n'essayai même pas de lui répondre que le bridge, où il excelle, est un jeu d'enfant si on le compare à l'escrime !... Il est vrai que la façon dont on tire, aujourd'hui, et qui ne changera pas, tant qu'il y aura le fleuret d'un côté et l'épée de l'autre, n'est pas toujours pour donner aux profanes une irrésistible envie de pénétrer les arcanes de l'escrime.

Regrettons, dans l'intérêt de la propagande, le temps où, au régiment, le maître d'armes était aussi le maître de danse, et où le côté esthétique de la leçon et de l'assaut était si surveillé ! J'ai déjà dit, ici même, qu'en escrime l'esthétique est d'ordre utilitaire, qu'elle y relève d'une coordination juste des efforts, de l'harmonie musculaire, de la spontanéité dans la conception et l'exécution. L'efficacité dépend de la beauté constante dans l'action et l'attitude.

Les professeurs se trompent qui croient pouvoir faire des élèves sans se soucier de leur valeur esthétique; ils repoussent le secret grâce auquel on forme des disciples redoutables .

 
***

Retour à l'index - Invite: Laissez-nous un mot pour signaler votre visite.
© La Maison de l'Escrime - Brussels - Réalisation: Synec.doc