Le duel des mignons

Alexandre Dumas, La Dame de Monsoreau


Bussy compta les ombres noires sur la muraille grise.

- Trois, quatre, cinq, dit-il, sans compter les laquais qui se tiennent sans doute dans un autre coin et qui accourront au premier appel des maîtres. On fait cas de moi, à ce qu'il paraît. Diable ! voilà pourtant bien de la besogne pour un seul homme. Allons, allons ! ce brave Saint-Luc ne m'a point trompé, et dut-il me trouer le premier l'estomac dans la bagarre, je lui dirais : Merci de l'avertissement, compagnon.

Et, ce disant, il avançait toujours ; seulement, son bras droit jouait à l'aise sous son manteau, dont, sans mouvement apparent, sa main gauche avait détaché l'agrafe.

Ce fut alors que Schomberg cria : Aux épées ! et qu'à ce cri répété par ses quatre compagnons, les gentilshommes bondirent au-devant de Bussy.

- Oui-da, Messieurs, dit Bussy de sa voix aiguë mais tranquille, on veut tuer à ce qu'il paraît ce pauvre Bussy ! C'est donc une bête fauve, c'est donc ce fameux sanglier que nous comptions chasser ? Eh bien ! Messieurs, le sanglier va en découdre quelques-uns, c'est moi qui vous le jure, et vous savez que je ne manque pas à ma parole.

- Soit ! dit Schomberg ; mais cela n'empêche pas que tu sois un grand malappris, seigneur Bussy d'Amboise, de nous parler ainsi à cheval, quand nous t'écoutons à pied.

Et en disant ces paroles, le bras du jeune homme, vêtu de satin blanc, sortit du manteau et étincela comme un éclair d'argent aux rayons de la lune, sans que Bussy pût deviner à quelle intention, si ce n'est à une intention de menace, correspondante au geste qu'il faisait.

Aussi allait-il répondre comme répondait d'ordinaire Bussy, lorsqu'au moment d'enfoncer les éperons dans le ventre de son cheval, il sentit l'animal plier et mollir sous lui. Schomberg, avec une adresse qui lui était particulière et dont il avait déjà donné des preuves dans les nombreux combats soutenus par lui, tout jeune qu'il était, avait lancé une espèce de coutelas dont la large lame était plus lourde que le manche, et l'arme, en taillant le jarret du cheval, était restée dans la plaie comme un couperet dans une branche de chêne.

L'animal poussa un hennissement sourd et tomba en frissonnant sur ses genoux.

Bussy, toujours préparé à tout, se trouva les deux pieds à terre et l'épée à la main.

- Ah ! malheureux ! dit-il, c'est mon cheval favori ; vous me le payerez.

Et comme Schomberg s'approchait, emporté par son courage, et calculant mal la portée de l'épée que Bussy tenait serrée au corps, comme on calcule mal la portée de la dent du serpent roulé en spirale, cette épée et ce bras se détendirent et lui crevèrent la cuisse.

Schomberg poussa un cri.

- Eh bien ! dit Bussy, suis-je de parole ? Un de décousu déjà. C'était le poignet de Bussy et non le jarret de son cheval qu'il fallait couper, maladroit.

Et en un clin d'oeil, tandis que Schomberg comprimait sa cuisse avec son mouchoir, Bussy eut présenté la pointe de sa longue épée au visage, à la poitrine des quatre autres assaillants, dédaignant de crier ; car appeler au secours, c'est-à-dire reconnaître qu'il avait besoin d'aide, était indigne de Bussy ; seulement, roulant son manteau autour de son bras gauche et s'en faisant un bouclier, il rompit, non pas pour fuir, mais pour gagner une muraille contre laquelle il pût s'adosser afin de n'être point pris par-derrière, portant dix coups à la minute, et sentant parfois cette molle résistance de la chair qui indique que les coups ont porté. Une fois il glissa et regarda machinalement la terre. Cet instant suffit à Quélus qui lui porta un coup dans le côté.

- Touché, cria Quélus.

- Oui, dans le pourpoint, répondit Bussy qui ne voulait pas même avouer sa blessure, comme touchent les gens qui ont peur.

Et, bondissant sur Quélus, il lia si vigoureusement son épée que l'arme sauta à dix pas du jeune homme. Mais il ne put poursuivre sa victoire, car au même instant d'O, d'Epernon et Maugiron l'attaquèrent avec une nouvelle furie. Schomberg avait bandé sa blessure, Quélus avait ramassé son épée ; il comprit qu'il allait être cerné, qu'il n'avait plus qu'une minute pour gagner la muraille, et que, s'il ne profitait pas de cette minute, il allait être perdu.

Bussy fit un bond en arrière qui mit trois pas entre lui et ses assaillants ; mais quatre épées le rattrapèrent bien vite, et cependant c'était encore trop tard, car Bussy venait, grâce à un autre bond, de s'adosser au mur. Là il s'arrêta, fort comme Achille ou comme Roland, et souriant à cette tempête de coups qui s'abîmaient sur sa tête et cliquetaient autour de lui.

Tout à coup, il sentit la sueur à son front et un nuage passa sur ses yeux.

Il avait oublié sa blessure, et les symptômes d'évanouissement qu'il venait d'éprouver la lui rappelaient.

- Ah ! tu faiblis, s'écria Quélus redoublant ses coups.

- Tiens ! dit Bussy, juges-en.

Et du pommeau de son épée il le frappa à la tempe. Quélus roula sous ce coup de poing de fer.

Puis, exalté, furieux comme le sanglier qui, après avoir tenu tête aux chiens, fond sur eux, il poussa un cri terrible et s'élança en avant. D'O et d'Epernon reculèrent ; Maugiron avait relevé Quélus et le tenait embrassé ; Bussy brisa du pied l'épée de ce dernier, taillada d'un coup d'estoc l'avant-bras de d'Epernon. Un instant Bussy fut vainqueur ; mais Quélus revint à lui, mais quatre épées flamboyèrent de nouveau. Bussy se sentit perdu une seconde fois. Il rassembla toutes ses forces pour regagner son mur. Déjà la sueur glacée de son front, le tintement sourd de ses oreilles, une taie douloureuse et sanglante étendue sur ses yeux lui annonçaient l'épuisement de ses forces. L'épée ne suivait plus le chemin que lui traçait la pensée obscurcie. Bussy chercha le mur avec sa main gauche, le toucha, et le froid du mur lui fit du bien ; mais, à son grand étonnement, le mur céda.C'était une porte entrebâillée.

Alors Bussy reprit espoir, et reconquit toutes ses forces pour ce moment suprême. Pendant une seconde, ses coups furent si rapides et violents, que toutes les épées s'écartèrent ou se baissèrent devant lui. Alors il se laissa glisser de l'autre côté de cette porte, et se retournant il la poussa d'un violent coup d'épaule. Le pêne claqua dans la gâche. C'était fini, Bussy était hors de danger, Bussy était vainqueur puisqu'il était sauvé.

Alors, d'un oeil égaré par la joie, il vit à travers le guichet à l'étroit grillage les figures pâles de ses ennemis. Il entendit les coups d'épée furieux entamer le bois de la porte, puis des cris de rage, des appels insensés. Enfin, tout à coup il lui sembla que la terre manquait sous ses pieds, que la muraille vacillait. Il fit trois pas en avant et se trouva dans une cour, tourna sur lui-même et alla rouler sur les marches d'un escalier.

Puis il ne sentit plus rien, et il lui sembla qu'il descendait dans le silence et l'obscurité du tombeau.


Merci à notre ami Th. H., qui nous a envoyé ce texte.
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