Paul Féval Père
Le Bossu


[Cocardasse et Passepoil cheminent vers un cabaret, où ils vont rencontrer des camarades d'armes, en vue d'une embuscade. Le forfait est commandité par M. de Peyrolle, l'homme de confiance du sinistre Philippe de Gonzague. Il s'agit de tuer Philippe de Nevers (l'homme de la botte), afin qu'un certain héritage n'échappe pas à Gonzague... L'homme dont ils parlent (le "petit Parisien"), n'est autre que Lagardère.]

- Tron de l'air! s'écria le Gascon en donnant un grand coup de poing à son bidet, qui n'en pouvait mais, nous sommes descendus bien bas pour des gens d'épée, mon bon! mais à tout péché miséricorde! Je sens qu'avec le petit Parisien je m'amenderais.

Passepoil secoua la tête tristement.

- Qui sait s'il voudra nous reconnaître? demanda-t-il en jetant un regard découragé sur son accoutrement.

- Eh! mon bon! fit Cocardasse, c'est un coeur que ce garçon-là!

- Quelle garde! soupira Passepoil, et quelle vitesse!

- Quelle tenue sous les armes! et quelle rondeur!

- Te souviens-tu de son coupé de revers en retraite?

- Te rappelles-tu ses trois coups droits, annoncés dans l'assaut chez Delespine?

- Un coeur!

- Un vrai coeur! Heureux au jeu, toujours, capédédiou! et qui savait boire!

- Et qui tournait la tête des femmes!

À chaque réplique, ils s' échauffaient. Ils s' arrêtèrent d'un commun accord pour échanger une poignée de main. Leur émotion était sincère et profonde.

- Mordioux. fit Cocardasse, nous serons ses domestiques s'il veut, le petit Parisien, n'est-ce pas, mon bon?

- Et nous ferons de lui un grand seigneur! acheva Passepoil; comme ça, l'argent du Peyrolles ne nous portera pas malchance.

C'était donc M. de Peyrolles, l'homme de confiance de Philippe de Gonzague, qui faisait voyager ainsi maître Cocardasse et frère Passepoil.

Ils connaissaient bien ce Peyrolles, et mieux encore M. de Gonzague son patron. Avant d'enseigner aux hobereaux de Tarbes ce noble et digne art de l'escrime italienne, ils avaient tenu salle d'armes à Paris, rue Croix-des-Petits-Champs, à deux pas du Louvre. Et, sans le trouble que les passions apportaient dans leurs affaires, peut-être qu'ils eussent fait fortune, car la cour tout entière venait chez eux.

C'étaient deux bons diables, qui avaient fait sans doute, en un moment de presse, quelque terrible fredaine. Ils jouaient si bien de l'épée! Soyons cléments, et ne cherchons pas trop pourquoi, mettant la clef sous la porte un beau jour, ils avaient quitté Paris comme si le feu eût été à leurs chausses.

Il est certain qu'à Paris, en ce temps-là, les maîtres en fait d'armes se frottaient aux plus grands selgneurs. Ils savaient souvent le dessous des cartes mieux que les gens de cour eux-mêmes. C'étaient de vivantes gazettes. Jugez si Passepoil, qui en outre avait été barbier, devait en connaître de belles!

En cette circonstance, ils comptaient bien tous deux tirer parti de leur science. Passepoil avait dit, en partant de Tarbes :

- C'est une affaire où il y a des millions. Nevers est la première lame du monde après le petit Parisien. S'il s'agit de Nevers, il faut qu'on soit généreux.

Et Cocardasse n'avait pu qu'approuver chaudement un discours si sage.

Il était deux heures après midi quand ils arrivèrent au hameau de Tarrides, et le premier paysan qu'ils rencontrèrent leur indiqua l'auberge de la Pomme d'Adam. À leur entrée, la petite salle basse de l'auberge était déjà presque pleine. Une jeune fille, ayant la jupe éclatante et le corsage lacé des paysannes de Foix, servait avec empressement, apportant brocs, gobelets d'étain, feu pour les pipes dans un sabot, et tout ce que peuvent réclamer six vaillants hommes après une longue traite accomplie sous le soleil des vallées pyrénéennes.

À la muraille pendaient six fortes rapières avec leur attirail.

Il n'y avait pas là une seule tête qui ne portât le mot spadassin écrit en lisibles caractères. C'étaient toutes figures bronzées, tous regards impudents, toutes effrontées moustaches. Un honnête bourgeois, entrant par hasard en ce lieu, serait tombé de son haut, rien qu'à voir ces profils de bravaches.

Ils étaient trois à la première table, auprès de la porte; trois Espagnols, on pouvait le juger à la mine. A la table suivante, il y avait un Italien, balafré du front au menton, et vis-à-vis de lui un coquin sinistre dont l'accent dénonçait l'origine allemande. Une troisième table était occupée par une manière de rustre à longue chevelure inculte qui grasseyait le patois de Bretagne.

Les trois Espagnols avaient nom Saldagne, Pinto et Pépé, dit el Matador, tous trois escrimadores, l'un de Murcie, l'autre de Séville, le troisième de Pampelune. L'Italien était un bravo de Spolète; il s'appelait Giuseppe Faënza. l'Allemand se nommait Staupitz, le bas Breton Joël de Jugan. C'était M. de Peyrolles qui avait rassemblé toutes ces lames; il s'y connaissait.

Quand maître Cocardasse et frère Passepoil franchirent le seuil du cabaret de la Pomme d'Adam, après avoir mis leurs pauvres montures à l'étable, ils firent tous deux un mouvement en arrière à la vue de cette respectable compagnie. La salle basse n'était éclairée que par une seule fenêtre, et, dans ce demi-jour, la pipe mettait un nuage. Nos deux amis ne virent d'abord que les moustaches en croc saillant hors des maigres profils, et les rapières pendues à la muraille. Mais six voix enrouées crièrent à la fois:

- Maître Cocardasse!

- Frère Passepoil!

Non sans accompagnement de jurons assortis : juron des États du Saint-père, juron des abords du Rhin, juron de Quimper-Corentin, juron de Murcie, de Navarre et d'Andalousie.

Cocardasse mit sa main en visière au-dessus de ses yeux.

- As pas pur! s' écria-t-il, todos camaradas!

- Tous des anciens! traduisit Passepoil, qui avait la voix encore un peu tremblante.

Ce Passepoil était un poltron de naissance que le besoin avait fait brave. La chair de poule lui venait pour un rien; mais il se battait mieux qu'un diable.

Il y eut des poignées de main échangées, de ces bonnes poignées de main qui broient les phalanges; il y eut grande dépense d'accolades : les pourpoints de soie se frottèrent les uns contre les autres; le vieux drap, le velours pelé entrèrent en communication. On eût trouvé de tout dans le costume de ces intrépides, excepté du linge blanc.

De nos jours, les maîtres d'armes, ou, pour parler leur langue, MM. les professeurs d'escrime, sont de sages industriels, bons époux, bons pères, exerçant honnêtement leur état.

Au dix-septième siècle, un virtuose d'estoc et de taille était une manière de Mondor, favori de la cour et de la ville, ou bien un pauvre diable obligé de faire pis que pendre pour boire son soûl de mauvais vin à la gargote. Il n'y avait pas de milieu.

Nos camarades du cabaret de la Pomme d'Adam avaient eu peut-être leurs bons jours. Mais le soleil de la prospérité s'était éclipsé pour eux tous. Ils étaient manifestement battus par le même orage.

Avant l'arrivée de Cocardasse et de Passepoil, les trois groupes distincts n'avaient point lié familiarité. Le Breton ne connaissait personne. L'Allemand ne frayait qu'avec le Spolétan, et les trois Espagnols se tenaient fièrement à leur écot. Mais Paris était déjà un centre pour les beaux-arts. Des gens comme Cocardasse junior et Amable Passepoil, qui avaient tenu table ouverte dans la rue Croix-des-PetitsChamps, au revers du Palais-Royal, devaient connaître tous les fendants de l'Europe. Ils servirent de traits d'union entre les trois groupes, si bien faits pour s'apprécier et s'entendre. La glace fut rompue, les tables se rapprochèrent, les brocs se mêlèrent, et les présentations eurent lieu dans les formes.

On connut les titres de chacun. C'était à faire dresser les cheveux! Ces six rapières accrochées à la muraille avaient taillé plus de chair chrétienne que les glaives réunis de tous les bourreaux de France et de Navarre.

Le Quimpérois, s'il eût été Huron, aurait potté deux ou trois douzaines de perruques à sa ceinture; le Spolétan pouvait voir vingt et quelques spectres dans ses rêves; l'Allemand avait massacré deux gaugraves, trois margraves, cinq rhingraves et un landgrave : il cherchait un burgrave.

Et ce n'était rien auprès des trois Espagnols, qui se fussent noyés aisément dans le sang de leurs innombrables victimes. Pépé le tueur (el Matador) ne parlait jamais que d'embrocher trois hommes à la fois.

Nous ne saurons rien dire de plus flatteur à la louange de notre Gascon et de notre Normand : ils jouissaient de la considération générale dans ce conseil de tranche-montagnes.

[La conversation va bon train, et chacun vante ses propres mérites d'escrimeur. À un certain moment, Cocardasse et Passepoil se rendent compte que les huit hommes ont été rassemblés pour mener un combat, non point contre une bande, mais contre un seul homme: Philippe de Nevers...

Cocardasse et Passepoil ne disaient plus rien.

Celui-ci secoua la tête lentement, puis il repoussa son verre. Le Gascon l'imita.

Leur gravité soudaine ne put manquer d'exciter l'attention générale.

- Qu'avez-vous? qu'avez-vous donc? demanda-t-on de toutes parts.

On vit Cocardasse et son prévôt se regarder en silence.

- Ah çà! que diable signifie cela? s'écria Saldagne ébahi.

On dirait, ajouta Faënza, que vous avez envie d'abandonner la partie.

- Mes mignons, répliqua gravement Cocardasse, on ne se tromperait pas beaucoup.

Un tonnerre de réclamations couvrit sa voix.

Nous avons vu Philippe de Nevers à Paris, reprit doucement frère Passepoil; il venait à notre salle. C'est un mourant qui vous taillera des croupières!

- À nous! se récria le choeur.

Et toutes les épaules de se hausser avec dédain.

- Je vois, dit Cocardasse, dont le regard fit le tour du cercle, que vous n'avez jamais entendu parler de la botte de Nevers.

On ouvrit les yeux et les oreilles.

- La botte du vieux maître Delapalme, ajouta Passepoil, qui mit bas sept prévôts entre le bourg du Roule et la porte Saint-Honoré.

- Fadaises que ces bottes secrètes. s'écria le Tueur.

- Bon pied, bon oeil, bonne garde, ajouta le Breton, je me moque des bottes secrètes comme du déluge!

- As pas pur! fit Cocardasse junior avec fierté; je pense avoir bon pied, bon oeil et bonne garde, mes mignons...

- Moi aussi, appuya Passepoil. Aussi bon pied, aussi bonne garde, aussi bon oeil que pas un de vous...

- À preuve, glissa Passepoil avec sa douceur ordinaire, que nous sommes prêts à en faire l'essai, si vous voulez.

- Et cependant, reprit Cocardasse, la botte de Nevers ne me paraît pas une fadaise. J'ai été touché dans ma propre académie... Eh donc!

- Moi de même.

- Touché en plein front, entre les deux veux, et trois fois de suite...

- Et trois fois, moi, entre les deux yeux, en plein front!

- Trois fois, sans pouvoir trouver l'épée à la parade!

Les six spadassins écoutaient maintenant, attentifs.

Personne ne riait plus.

Alors, dit Saldagne, qui se signa, ce n'est pas une botte secrète, c'est un charme.

Le bas Breton mit sa main dans sa poche, où il devait bien avoir un bout de chapelet.

- On a bien fait de nous convoquer tous, mes mignons, reprit Cocardasse avec plus de solennité. Vous parliez d'armée, j'aimerais mieux une armée. Il n'y a, croyez-moi, qu'un seul homme au monde capable de tenir tête à Philippe de Nevers, l'épée à la main.

- Et cet homme? firent six voix en même temps.

- C'est le petit Parisien, répondit Cocardasse.

- Ah! celui-là, s'écria Passepoil avec un enthousiasme soudain, c'est le diable.

- Le petit Parisien? répétait-on à la ronde; il a un nom, votre petit Parisien?

- Un nom que vous connaissez tous, mes maîtres : il s'appelle le chevalier de Lagardère [1].

Il paraîtrait que les estafiers connaissaient tous ce nom, en effet, car il se fit parmi eux un grand silence.

- Je ne l'ai jamais rencontré, dit ensuite Saldagne.

- Tant mieux pour toi, mon bon, répliqua le Gascon; il n'aime pas les gens de ta tournure.

- C'est lui qu'on appelle le beau Lagardère? demanda Pinto.

- C'est lui, ajouta Faënza en baissant la voix, qui tua les trois Flamands sous les murs de Sentis?

- C'est lui, voulut dire Joël de Jugan, qui...

Mais Cocardasse l'interrompit en prononçant avec emphase ces seuls mots :

 - Il n'y a pas deux Lagardère!


[1]  C'est la première occurrence du nom de "Lagardère".


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