Théodore de Banville
(Moulins, 1823 - Paris, 1891)


Escrime


     Chez nous l'Éternel Féminin
     A pris un essor léonin.
     Les femmes les plus délicates
          Sont avocates.

     D'autres, ayant le charme empreint
     Sur leur front, dont nous n'avions craint
     Que les oeillades assassines,
          Sont médecines.

     Celles-là, dont le vent mutin
     A follement, dès le matin,
     Baisé les boucles et les tresses,
          Sont les peintresses.

     Celles-ci, coeurs inexpliqués,
     Mettent en rhythmes compliqués
     Leurs mélodieuses tristesses
          De poétesses.

     D'autres par l'esprit le plus fin
     Nous ravissent. D'autres enfin,
     Et certes ce n'est pas un crime
          Font de l'escrime.

     Elles en font même très bien.
     Carolus Duran ne sait rien
     Vraiment que désormais ignore
          Ninette ou Laure.

     Ces tireurs, qu'Amour effleurait,
     Tiennent maintenant le fleuret,
     Enchaînant avec mille charmes
          Leurs phrases d'armes.

     Que n'as-tu pu voir, ô Balzac!
     Leurs ripostes du tac au tac,
     Leur jeu correct et leur mimique
          Académique!

     Aussi bien que l'homme hideux,
     Elles savent faire: Une! Deux!
     Quant à leurs attaques d'allonge,
          C'est comme un songe!

     Qu'elles mènent agilement
     Les changements d'engagement!
     Quand un homme est leur adversaire,
          Mon coeur se serre.

     Car bien vite mécontenté,
     Il est toujours au fond tenté
     De tomber aux pieds de ce sexe
          Et, tout perplexe,

     Il se sent devenir poltron
     À voir frémir sous le plastron,
     Comme une cruelle épigramme,
          Un sein de femme.



                          21 décembre 1883.

Merci à JLL qui nous a fait connaître ce texte,
sur news:fr.lettres.langue.francaise


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