L'escrimeuse de V...


Barbey d'Aurevilly (Jules Amédée, 1808-1889),
Les Diaboliques: "Le Bonheur dans le crime" (1874)

(...) la principale raison qui décida de cette martiale fête d'un assaut, fut la réputation d'une ville qui s'était appelée "la bretteuse", et qui était encore, dans ce moment-là, la ville la plus bretteuse de France. La révolution de 1789 avait eu beau enlever aux nobles le droit de porter l'épée, à V... ils prouvaient que s'ils ne la portaient plus, ils pouvaient toujours s'en servir. L'assaut donné par les officiers fut très brillant. On y vit accourir toutes les fortes lames du pays, et même tous les amateurs, plus jeunes d'une génération, qui n'avaient pas cultivé, comme on le cultivait autrefois, un art aussi compliqué et aussi difficile que l'escrime; et tous montrèrent un tel enthousiasme pour ce maniement de l'épée, la gloire de nos pères, qu'un ancien prévôt du régiment, qui avait fait trois ou quatre fois son temps et dont le bras était couvert de chevrons, s'imagina que ce serait une bonne place pour y finir ses jours qu'une salle d'armes qu'on ouvrirait à V...; et le colonel, à qui il communiqua et qui approuva son dessein, lui délivra son congé et l'y laissa. Ce prévôt, qui s'appelait Stassin en son nom de famille, et La Pointe-au-corps en son surnom de guerre, avait eu là tout simplement un idée de génie. Depuis longtemps, il n'y avait plus à V... de salle d'armes correctement tenue; et c'était même une de ces choses dont on ne parlait qu'avec mélancolie entre ces nobles, obligés de donner eux-mêmes des leçons à leurs fils ou de les leur faire donner par quelque compagnon revenu du service, qui savait à peine ou qui savait mal ce qu'il enseignait. Les habitants de V... se piquaient d'être difficiles. Ils avaient réellement le feu sacré. Il ne leur suffisait pas de tuer leur homme; ils voulaient le tuer savamment et artistement, par principes. Il fallait, avant tout, pour eux, qu'un homme, comme ils disaient, fût beau sous les armes, et ils n'avaient qu'un profond mépris pour ces robustes maladroits, qui peuvent être très dangereux sur le terrain, mais qui ne sont pas au strict et vrai mot, ce qu'on appelle "des tireurs". La Pointe-au-corps, qui avait été un très bel homme dans sa jeunesse, et qui l'était encore, -qui, au camp de Hollande, et bien jeune alors, avait battu à plate couture tous les autres prévôts et remporté un prix de deux fleurets et de deux masques montés en argent,- était, lui, justement un de ces tireurs comme les écoles n'en peuvent produire, si la nature ne leur a préparé d'exceptionnelles organisations. Naturellement, il fut l'admiration de V..., et bientôt mieux. Rien n'égalise comme l'épée. Sous l'ancienne monarchie, les rois anoblissaient les hommes qui leur apprenaient à la tenir. Louis XV, si je m'en souviens bien, n'avait-il pas donné à Danet, son maître, qui nous a laissé un livre sur l'escrime, quatre de ses fleurs de lys, entre deux épées croisées, pour mettre dans son écusson?... Ces gentilshommes de province, qui sentaient encore à plein nez leur monarchie, furent en peu de temps de pair à compagnon avec le vieux prévôt, comme s'il eut été l'un des leurs.

Jusque-là, c'était bien, et il n'y avait qu'à féliciter Stassin, dit La Pointe-au-corps, de sa bonne fortune; mais malheureusement, ce vieux prévôt n'avait pas qu'un coeur de maroquin rouge sur le plastron capitonné de peau blanche dont il couvrait sa poitrine, quand il donnait magistralement sa leçon... Il se trouva qu'il en avait un autre par-dessous, lequel se mit à faire des siennes dans cette ville de V..., où il était venu chercher le havre de grâce de sa vie.

(...)

[Stassin épousa une grisette, qui donna naissance à une fille.]

Le premier soin du vieux prévôt fut de lui chercher un parrain parmi tous ces nobles, qui hantaient perpétuellement sa salle d'armes; et il choisit, entre tous, le comte d'Avice, le doyen de tous ces batteurs de fer et de pavé, qui, pendant l'émigration, avait été lui-même prévôt à Londres, à plusieurs guinées la leçon. Le comte d'Avice de Sortôville-en-Beaumont, déjà chevalier de Saint-Louis et capitaine de dragons avant la Révolution, -pour le moins, alors, septuagénaire,- boutonnait encore les jeunes gens et leur donnait ce qu'on appelle, en termes de salle, "de superbes capotes". C'était un vieux narquois, qui avait des railleries en actions féroces. Ainsi, par exemple, il aimait à passer son carrelet à la flamme d'une bougie, et quand il en avait, de cette façon, durci la lame, il appelait ce dur fleuret, -qui ne pliait plus et vous cassait le sternum ou les côtes, lorsqu'il vous touchait,- du nom insolent de "chasse-coquins". Il prisait beaucoup La Pointe-au-corps, qu'il tutoyait. "La fille d'un homme comme toi -lui disait-il- ne doit se nommer que comme l'épée d'un preux. Appelons-là Haute- Claire!" Et ce fut le nom qu'il lui donna.

(...)

[Stassin apprend l'escrime à sa fille. A dix ans, elle battait déjà les tireurs de V... On parlait partout avec étonnement et admiration de cette "Saint-Georges femelle, dont la beauté égalait le talent d'escrime". On ne voyait jamais son visage, toujours caché soit dans un voile épais, soit par son masque d'escrime. Le comte de Savigny vint à la salle d'armes...]

Hauteclaire Stassin était sérieuse comme une Clorinde. Il la regarda donner sa leçon, et lui demanda de croiser le fer avec elle. Mais il ne fut point le Tancrède de la situation, le comte de Savigny! Mlle Hauteclaire Stassin plia à plusieurs reprises son épée en faucille sur le coeur du beau Serlon, et elle ne fut pas touchée une seule fois.

- On ne peut pas vous toucher, mademoiselle,- lui dit-il, avec beaucoup de grâce. - Serait-ce un augure?...

L'amour propre, dans ce jeune homme, était-il, dès ce soir-là, vaincu par l'amour?

C'est à partir de ce soir-là, du reste, que le comte de Savigny vint, tous les jours, prendre une leçon d'armes à la salle de La Pointe-au-corps.

(...)

[Cela n'empêcha pas le comte de marier ailleurs, se pliant à la volonté des deux familles nobles. Il venait pourtant tous les jours à sa leçon.]

Le temps s'écoula. Le vieux La Pointe-au-corps mourut. Fermée quelques instants, sa salle se rouvrit. Mlle Hauteclaire Stassin annonça qu'elle continuerait les leçons de son père; et, loin d'avoir moins d'élèves par le fait de cette mort, elle en eut davantage. Les hommes sont tous les mêmes. L'étrangeté leur déplaît, d'homme à homme, et les blesse; mais si l'étrangeté porte des jupes, ils en raffolent. Une femme qui fait ce que fait un homme, le ferait-elle beaucoup moins bien, aura toujours sur l'homme, en France, un avantage marqué. Or, Mlle Hauteclaire Stassin, pour ce qu'elle faisait, le faisait beaucoup mieux. Elle était devenue beaucoup plus forte que son père. Comme démonstratrice, à la leçon, elle était incomparable, et comme beauté de jeu, splendide. Elle avait des coups irrésistibles, -de ces coups qui ne s'apprennent pas plus que le coup d'archet ou le démanché du violon, et qu'on ne peut mettre, par enseignement, dans la main de personne. Je ferraillais un peu dans ce temps, comme tout ce monde dont j'étais entouré, et j'avoue qu'en ma qualité d'amateur, elle me charmait avec de certaines passes. Elle avait, entre autres, un dégagé de quarte en tierce qui ressemblait à de la magie. Ce n'était plus là une épée qui vous frappait, c'était une balle! L'homme le plus rapide à la parade ne fouettait que le vent, même quand elle l'avait prévenu qu'elle allait dégager, et la botte lui arrivait, inévitable, au défaut de l'épaule ou de la poitrine. On n'avait pas rencontré de fer! J'ai vu des tireurs devenir fous de ce coup, qu'ils appelaient de l'escamotage, et ils en auraient avalé leur fleuret de fureur! Si elle n'avait pas été femme, on lui aurait diablement cherché querelle pour ce coup-là. A un homme, il aurait rapporté vingt duels.

Du reste, même à part ce talent phénoménal si peu fait pour une femme, et dont elle vivait noblement, c'était vraiment un être très intéressant que cette jeune fille pauvre, sans autre ressource que son fleuret, et qui par le fait de son état, se trouvait mêlée aux jeunes gens les plus riches de la ville, parmi lesquels il y en avait de très mauvais sujets, et très fats, sans que sa fleur de bonne renommée en souffrît.

(...)

[Or, un jour, cette Hauteclaire Stassin disparut. Elle disparut absolument, sans laisser de trace...]

[Les jeunes gens] ne pouvaient s'empêcher de penser à cette fille, qu'ils avaient admirée et qui, en disparaissant, avait mis en deuil cette ville d'épée dont elle était la grande artiste, la diva spéciale, le rayon. Après que le rayon se fut éteint, c'est-à-dire, en d'autres termes, après la disparition de cette fameuse Hauteclaire, la ville de V... tomba dans la langueur de vie et la pâleur de toutes les petites villes qui n'ont pas un centre d'activité dans lequel les passions et les goûts convergent... L'amour des armes s'y affaiblit. Animée naguère par toute cette martiale jeunesse, la ville de V... devint triste. Les jeunes gens qui, quand ils habitaient leurs châteaux, venaient tous les jours ferrailler, échangèrent le fleuret pour le fusil. Ils se firent chasseurs et restèrent sur leurs terres ou dans leurs bois...

[Qu'est devenue Hauteclaire? Pourquoi ce titre: "le bonheur dans le crime"? Suite au texte: les éditions ne manquent pas. Nous sommes arrivés environ au tiers de la nouvelle. J'ai simplement reproduit les passages qui me paraissaient les plus intéressants du point de vue de l'escrime. B.L.]

NB: La nouvelle de Barbey d'Aurevilly a inspiré le film "Hauteclaire", de Jean Prat, 1961, avec Michel Piccoli et Mireille Darc.


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