[Les Lettres Provinciales sont dirigées contre la morale des casuistes.]
- Mon Père, lui dis-je, j'entends maintenant assez bien votre principe de la direction d'intention; mais j'en veux bien entendre aussi les conséquences, et tous les cas où cette méthode donne le pouvoir de tuer. Reprenons donc ceux que vous m'avez dits, de peur de méprise; car l'équivoque serait ici dangereuse. Il ne faut tuer que bien à propos, et sur bonne opinion probable. Vous m'avez donc assuré qu'en dirigeant bien son intention, on peut, selon vos Pères, pour conserver son honneur et même son bien, accepter un duel, l'offrir quelquefois, tuer en cachette un faux accusateur et ses témoins avec lui, et encore les juges corrompus qui les favorise; et vous m'avez dit aussi que celui qui a reçu un soufflet peut, sans se venger, le réparer à coup d'épée. Mais, mon Père, vous ne m'avez pas dit avec quelle mesure.
- On ne s'y peut guère tromper, dit le Père, car on peut aller jusqu'à le tuer. (...)
Et la raison en est qu'on peut ainsi courir après son honneur, comme après du bien dérobé. Car encore que
votre honneur ne soit pas dans les mains de votre ennemi, comme seraient les hardes qu'il vous aurait volées,
on peut néanmoins le recouvrer en la même manière, en donnant des marques de grandeur et d'autorité, et en
s'acquérant par là l'estime des hommes. En effet, n'est-il pas véritable que celui qui a reçu un soufflet est réputé
sans honneur, jusqu'à ce qu'il ait tué son ennemi?
Cela me parut si horrible, que j'eus peine à me retenir; mais pour savoir le reste, je le laissai continuer ainsi:
- Et même, dit-il, on peut, pour prévenir un soufflet, tuer celui qui veut le donner, s'il n'y a que ce moyen de
l'éviter. (...)
L'honneur est plus cher que la vie. Or, on peut tuer pour défendre sa vie: donc on peut tuer pour défendre son
honneur...
- O mon Père, lui dis-je, voilà tout ce qu'on peut souhaiter pour mettre l'honneur à couvert...