LES SECRETS DE L'ÉPÉE - PAR LE BARON DE BAZANCOURT


    
    

TROISlÈME SOIRÉE


    
    

I

    Nous allons continuer, messieurs, le mode d'enseignement dont vous ne connaissez que la première page ; j'entre, vous le voyez, dans les détails les plus minutieux.

     L'élève connaît donc déjà les différentes positions du corps et a pu apprécier leur utilité et les résultats que l'on en peut obtenir.

     À la séance suivante — (et chaque séance se compose au plus de trois reprises de huit ou dix minutes chacune), j'indiquerais et ferais exécuter les coups et les parades simples :

  • DÉGAGEMENTS EN TIERCE, — EN QUARTE,
  • COUPS DROITS,
  • COUPÉS,
  • PARADES DE QUARTE ET DE TIERCE.

    Les attaques exerceraient le développement du corps, — les parades l'assouplissement du poignet.

     Je ferais souvent rompre et marcher. — Déjà je m'occuperais de la vivacité relative des mouvements et de leur rapidité d'exécution, variant avec soin les exercices, et ne parlant jamais à l'intelligence aux dépens de l'activité du corps. — La lenteur, je le répète, est un ennemi implacable auquel je fermerais tout accès, dès le début.

     Puis je passerais aux parades et aux attaques composées. — Je vous les ai nommées ; vous savez qu'elles sont peu nombreuses.

     Les contres, — les double-contres, — les tours d'épée, sont les exercices les plus utiles, car ils brisent le poignet dans toutes les directions, et lui donnent à la fois souplesse et agilité.
    Bien que je sois en contradiction avec bon nombre de professeurs, je m'occuperais principalement à cultiver et à développer l'habitude de la rapidité dans les mouvements ; — je m'attacherais moins à une exacte régularité qu'à une grande promptitude d'exécution, indiquant toutefois à l'élève les écueils les plus dangereux à éviter et les écarts contre lesquels il doit se prémunir.
    Je l'exercerais à rompre rapidement ; — je le ferais marcher en tenant l'épée, et attaquer avec des coups simples.

     Au bout de quelques leçons, je le toucherais, sans rémission du bouton de mon fleuret, s'il ne parait pas assez vite, ou s'il se relevait mollement. En un mot, je rendrais les études, les premières même, si vives, si mouvementées, qu'elles n'auraient pas le temps d'être ennuyeuses.

     Puis, chaque leçon terminée, j'appellerais l'attention sérieuse de l'élève sur les défauts que j'aurais principalement remarqués en lui, et je lui ferais comprendre les dangers auxquels ces défauts l'exposeraient indubitablement.
    S'il avait, par exemple, l'habitude funeste de baisser ou de retirer la main, je le ferais attaquer et riposter, surtout dans les lignes hautes, pour donner de l'élévation à son poignet, et vice versa. J'exercerais ainsi son jugement par le raisonnement, — sa main et son corps par des travaux suivis.


    
    
    

II

    Il ne faut pas surtout que l'enseignement du professeur se perde dans un dédale d'attaques, de ripostes et de parades aussi nombreuses et aussi multipliées à l'infini, dans certains traités, que les étoiles au ciel.

     Le nombre très-limité des coups à démontrer, en rend l'exécution d'autant plus facile, et leur permet de se graver avec lucidité dans l'esprit.
    L'expérience et l'instinct de l'épée indiquent plus tard, bien plus sûrement que la leçon, certaines nuances qui donnent à un jeu de la vivacité, de l'élégance et de l'imprévu.

     Voici, messieurs, la leçon tout entière.

     À mesure que l'élève se fortifie, il acquiert de la rectitude, de la souplesse. — De lui-même il comprend déjà ce qu'il fait ; sa main tend à devenir l'écho de sa pensée.


    
    
    

III

    Ici, nous touchons encore un point, sur lequel je suis en désaccord avec le plus grand nombre des professeurs.

     J'ai lu dans les livres traitant de cette matière :

     Du danger des assauts prématurés.

     «  C'est, disent ceux-ci, compromettre de belles dispositions et de bonnes études préliminaires, et nuire aux progrès futurs.  »

     D'autres ajoutent :

     «  Le professeur en laissant trop tôt faire assaut, par une condescendance fatale, sacrifie l'avenir des armes.  »

     Je ne partage point cette opinion, — Je ne la trouve même pas logiquement applicable à ceux qui veulent consacrer tout leur temps à l'étude des armes et atteindre par un travail opiniâtre les sommités de cet art difficile ; elle est donc, selon moi, bien moins applicable encore à la généralité, qui n'en veut pas tant savoir, — ainsi que vous me le disiez l'autre jour.

     On s'opiniâtre à ne pas le comprendre.

     Et pourtant la science de l'escrime, plus que toute autre, est sujette à des appréciations diverses et surtout à des degrés très-différents de savoir et d'étude.

     Êtes-vous bien sûr, messieurs les professeurs, que les assauts prématurés, comme vous voulez bien les appeler, soient si pernicieux et deviennent la semence inexorable de grands défauts ? — À tort ou à raison, je le répète, je pense tout le contraire.
    Je ne vois aucun danger à ce qu'un élève tente de faire assaut, lorsque pendant un mois de leçons, plus ou moins (selon ses progrès et son aptitude), il a appris à comprendre et il exécuter déjà avec une vivacité et une régularité relatives les différents coups que nous avons indiqués.


    
    
    

IV

     Certes, je n'en disconviens pas, les premiers assauts, comme tous les essais d'une intelligence qui se développe, ne seront pas exempts de grands écarts, d'exagérations, de fautes nombreuses ; mais la leçon n'est-elle pas là pour rectifier les erreurs et replacer dans la bonne voie celui qui tend à s'en écarter ? — N'est-elle pas là pour reprendre son rôle ?
    Par cela même que le maître a pu observer les défauts auxquels son élève se livre plus principalement, lorsqu'il est abandonné à lui-même, il applique tous ses soins à les combattre et à les corriger à la fois par l'étude et le raisonnement.
    Mais ce qu'il a pu observer aussi, c'est l'instinct de son élève ; — ce sont les coups qui semblent déjà lui devenir plus familiers, les parades qu'il affectionne, et les inspirations de sa nature soit fougueuse, soit prudente ; — il étudie, il devine, il saisit au vol, si on peut le dire, la vocation de ce tireur inexpérimenté qui essaye encore lourdement ses ailes, et il sait la voie dans laquelle doivent être fructueusement dirigées ses études, pour lui laisser son individualité.

     Ce que ne peut faire apprécier le travail du plastron et ce que donne l'assaut, — c'est l'habitude de l'imprévu qui se présente à tout instant sous des formes diverses ; — c'est le mouvement, — c'est l'activité, — c'est l'émulation !

     L'assaut enfin est une leçon à côté de la leçon ; et, soyez-en certain, celle-là aussi a ses enseignements salutaires.


    
    
    

V

    «  — Savez-vous, dit en riant le comte de R..., que vous vous mettez en guerre ouverte avec les habitudes reçues ?

     «  — Et avec les vieilles traditions. Hélas ! oui , je le sais, mais qu'y faire ? — Trouvez-vous mon raisonnement juste ?

     «  — Parfaitement.

     «  — Les armes ainsi enseignées vous paraissent-elles terrifiantes ?

     «  — Du tout.

     «  — Et elles ne le sont pas en effet, elles donnent à chacun ce que chacun demande, et ne dépassent pas le but pour vouloir trop l'atteindre.  »

     Ce qu'il faut surtout, c'est ne pas croire que, pour manier convenablement une épée, il faille à toute force devenir bachelier-ès-armes, passer tous les examens et soutenir toutes les thèses.

     Eh ! mon Dieu, on s'accorde facilement sur les principes élémentaires d'un enseignement quel qu'il soit, mais cet accord disparaît presque toujours, lorsqu'après les premières études arrivent les appréciations à en tirer.
    Cette dissidence existe en musique, en peinture, en littérature ; pourquoi l'escrime serait-elle exceptée ? — Elle ne mérite, avouez-le :

    

«  Ni cet excès d'honneur, ni cette indignité.  »

     Quant à moi, jugez à quel point je suis ancré dans mon opinion ; — je crois tout autant aux bons résultats des assauts prématurés qu'à la nécessité de la leçon réduite à sa plus simple et plus claire expression.


    
    
    

VI

    Dans une suite d'articles fort spirituellement écrits par M. Desbarolles, une des natures d'artiste le plus chaleureusement façonnée que je connaisse, j'ai lu, qu'après avoir étudié les armes pendant deux ans avec un maître français, en Allemagne je crois, il était venu à la salle d'un des professeurs les plus renommés d'autrefois, M. Charlemagne, auquel il était spécialement recommandé.

     M. Desbarolles fit assaut devant le professeur, et, croyant s'en être assez bien, acquitté, il attendait ses compliments.

     «  Monsieur, lui dit celui-ci, voulez-vous que je vous donne un conseil ?

     «  — Certainement, répond notre tireur.

     «  — Eh bien ! Plastronnez pendant une année tout entière, sans faire un seul assaut.  »

     Quelle hérésie, grand Dieu ! et quel triste conseil.

     M. Desbarolles dit qu'il fut atterré, je le conçois bien ; — mais il ajoute qu'il souscrivit à la sentence du maître et n'eut pas lieu de s'en repentir.

     Si je n'étais décidé à le croire entièrement sur parole, je dirais que j'espère fort qu'il a eu trop d'esprit pour suivre à la lettre un tel conseil, et, en tous cas, j'affirme qu'il n'avait pas besoin de le faire, pour devenir le charmant tireur qu'il est et que j'apprécie fort.

     Que l'on ne vienne pas me dire :

     «  Mais cette vitesse de main, cette rapidité d'exécution, cette activité du corps et de l'esprit que vous recherchez dans l'assaut, vous les retrouverez dans les leçons d'un habile professeur, s'il a soin de graduer les enseignements à mesure que l'élève se fortifie.  »

     Énergie factice, rapidité de commande, qui attendent que le professeur les appelle pour dire : Nous voilà ; — travail de l'intelligence qui ne risque jamais de se fourvoyer, parce qu'il marche avec des lisières sous les yeux du maître, et sous l'indication toujours juste, toujours vraie de son épée.
    C'est l'homme qui nage avec une ceinture de sauvetage, et qui étudie pacifiquement ses mouvements, sans s'inquiéter si la vague le soutiendra ou s'il disparaîtra sous l'eau.

     La leçon au plastron a son rôle. — Il ne faut pas lui laisser les accaparer tous pour son propre compte, et lui donner le droit de se croire si puissante, si universelle, qu'elle doive toujours et sans cesse empiéter sur le terrain d'autrui.

     Elle donnera la logique, la théorie, le raisonnement, l'exécution matérielle, mais elle ne donnera pas l'inconnu, ce fantôme qui se dresse subitement et prend toutes les formes, revêt toutes les personnalités et déjoue souvent du premier coup les plus belles théories et les plus savantes combinaisons.

     L'assaut est pour l'escrime, ce que sont pour le jeune homme qui entre dans la vie le grand air, l'espace sans horizon, les mâles exercices, les voyages aventureux, — ces pierres d'achoppement du coeur, de l'énergie et de l'intelligence.


    
    
    

VII

    Peut-être trouverez-vous que je m'étends beaucoup sur le même sujet, que je vous le ramène sans cesse sous une face nouvelle ; — c'est que je voudrais faire entrer dans votre pensée la conviction qui est dans la mienne.

     Si vous saviez combien j'ai vu d'exemples frappants de la vérité de cette assertion !

     Voici des élèves qui plastronnent ; ils sont superbes à voir, ils ont la justesse de la main, le développement du corps, l'élasticité des membres ; ils suivent l'épée du professeur à travers une série savante de feintes, de demi-attaques, de parades trompées, de ripostes, de contre-ripostes : — pas une faute, pas un écart ; — ce sont des traités d'escrime vivants que le maître, plein d'un juste orgueil, feuillette devant vous.
    Eh bien, ces mêmes élèves sont loin de conserver dans l'assaut cette supériorité. — Leur agilité mécanique, n'ayant plus le même point de départ, est paralysée ; — ils savent trop et ne savent pas assez.

     Car l'assaut ce n'est plus la leçon ; — l'épée adverse ne se présente pas avec cette précision à laquelle ils sont habitués ; le tact du fer n'a plus cette finesse dont ils se faisaient l'écho, et les voilà désorientés. — Ils ne trouvent pas en eux cette défense prête à tout, aux attaques bien faites comme aux coups extravagants ; ils cherchent en vain un enchaînement rigoureux de passes suivies.
    Au lieu de la route belle et droite qu'ils étaient habitués à parcourir, ils se sentent entraînés dans un chemin pierreux, obscur, où ils marchent à tâtons, sans confiance : — ils sont beaux encore peut-être par habitude, mais ils touchent peu ; et bien souvent on voit triompher de leur science et de leur habileté incontestables à de certains degrés, des tireurs moins érudits, mais plus rompus qu'eux à cette étude de la lutte, à cet imprévu du combat, à cette langue étrange qui parle tous les idiomes de chaque individualité.
    C'est parce que j'ai fait bien souvent cette remarque, que j'en ai recherché les causes ; et je suis resté persuadé, que si ces mêmes élèves, au lieu de se perfectionner outre mesure dans l'exercice platonique du plastron, s'étaient habitués de longue main aux changeantes péripéties de l'assaut, ils eussent été à la fois élèves réguliers et dangereux tireurs.
    Certes, il peut se trouver par hasard des exceptions, je l'admets ; mais les exceptions restent des exceptions


    
    
    

VIII

    Nous voici, messieurs, arrivés de plain-pied dans cette vaste arène que l'on nomme l'assaut ; c'est-à-dire l'image du combat, la lutte savante, difficile, pleine de fièvre, de passion entre deux hommes qui appellent à leur aide tout ce qu'ils savent, ou tout ce qu'ils croient savoir.

     Pour moi, je n'ai jamais pris un fleuret pour faire un assaut sérieux, sans ressentir une réelle émotion ; et combien ont éprouvé et éprouvent toujours cette impression !
    Aussi, puisque vous avez bien voulu paraître vous intéresser à ce petit cours improvisé, je réclame toute votre attention : car nous allons retrouver dans cette arène les deux méthodes en face l'une de l'autre. — Je passerai en revue devant vous, dans un rapide examen, toutes les phases multiples qui peuvent se produire.

     L'élève dont je vous parlais tout ,à l'heure est devenu un tireur ; il quitte le plastron, il met un masque sur son visage ; — voulez-vous que nous le suivions ensemble ?

     «  — Certainement, dit en plaisantant le maître de la maison, le cri de guerre est jeté, nous vous suivrons partout.

     «  — Eh bien, repris-je sur le même ton, le rendez-vous est à demain, ici, à la même heure. »


    
    

    
    
[ Suite : quatrième soirée | Table ]

    
    
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