La synecdoque et le lien hypertexte.

Introduction

Le lien hypertexte met en oeuvre des mécanismes semblables à ceux de la synecdoque. Nous voudrions dans cette brève dissertation nous poser la question de savoir si le bénéfice en est aussi assuré dans l'un et l'autre cas.

Petit rappel de rhétorique

La synecdoque

La synecdoque est le trope (1) minimal, qui permet de désigner une chose par un terme X dont le sens inclut celui du terme propre ou est inclus par lui.

L'idée de « voile » est incluse dans celle de « navire ». En disant : « une voile à l'horizon », l'on veut dire « je vois venir un navire ». De même, le concept de « marine » inclut celui de « navire ». En disant « le roi envoya la marine », l'on entend qu'il envoya un ou plusieurs navires. En termes mathématiques, la synecdoque fait donc jouer deux ensembles qui entretiennent un rapport d'inclusion, quel que soit d'ailleurs celui qui comprend l'autre. Autre exemple : pour désigner l'épée, on dit aussi bien « l'arme » que « la pointe ». Examinons maintenant une autre figure de rhétorique proche de la synecdoque : la métonymie.

La métonymie

Dans la métonymie, l'on exprime un concept au moyen d'un terme désignant un autre concept qui lui est uni par une relation nécessaire : la cause pour l'effet, le contenant pour le contenu, l'instrument pour celui qui l'emploie, le lieu ou le producteur pour la production, le signe pour la chose signifiée... (2)

Métonymie et synecdoque décrivent donc des processus assez semblables, mais en termes différents, ensemblistes d'une part, associatifs de l'autre. L'on peut montrer que la métonymie est en fait composée de deux synecdoques, l'une généralisante, l'autre particularisante. Exemple : « Il regarda son fils et dit : 'ô ma joie'... » est une métonymie composée d'une synecdoque généralisante (mon fils est dans ma vie) suivi d'une synecdoque particularisante (ma vie comprend ma joie).

Synecdoque et métonymie ont ceci de commun qu'elles restent heureusement muettes sur le lien qu'elles établissent entre les deux concepts de la figure. La métonymie « le second violon » sous-entend : « il s'agit de l'instrument pris pour celui qui l'emploie, c'est-à-dire le second joueur de violon »... Et la synecdoque ne dit pas à quel titre un ensemble comprend l'autre : lorsque d'Artagnan parle d'une « pointe », il désigne une épée, dont la pointe est partie constituante, car il est bien entendu que l'on est dans le monde de l'escrime...

Ce silence est proprement la force des tropes considérés. Ils constituent un raccourci, une économie. Leur caractère elliptique est véritablement leur ressort.

Cas du lien hypertexte

Or, de la même façon, dans le lien hypertexte, le terme actif, « cliquable », ne définit pas la nature du lien qu'il entretient avec l'information vers laquelle il pointe. Le lien hypertexte va-t-il dès lors bénéficier de la même économie et de la même force que les tropes dont nous venons de parler ? Que nenni  ! Examinons le cas suivant.

Exemple

Lorsque par un lien ancré sur le mot « auteur », je suis amené à une autre page en relation (j'espère) avec ce mot, je ne sais a priori si j'y trouverai :

  • une information sur l'auteur,
  • une définition du mot auteur,
  • un autre article du même auteur,
  • sa biographie,
  • sa bibliographie,
  • ou... sa photographie.

« Surfing »

L'on comprend alors le terme péjoratif de « surfer », indiquant bien la superficialité de cette glissade au petit bonheur. On comprend aussi l'opinion répandue selon laquelle la recherche sur le Web est imprévisible. Internet serait alors le règne de la surprise et du divertissement, et la « culture » nouvelle serait à classer, comme c'est déjà le cas dans certaines civilisations, au rayon « entertainment ».

Un réseau est un réseau ?

Cependant, les relations entre le signifiant « auteur » pris dans l'exemple précédent et la biographie de l'auteur, entre le signifiant « auteur » et la définition du mot « auteur » sont bien des relations de type synecdochique ou métonymique, mais au lieu d'être inscrites dans un réseau sémantique partagé par une communauté linguistique, elles le sont dans un réseau de liens associatifs arbitraires, qui ne prennent leur sens qu'au moment où l'on y va voir. Bref, je dois évidemment activer le lien ancré sur le terme « auteur » et lire la page référencée pour comprendre de quoi il s'agit... Et ce n'est plus une économie ! Il n'y a même plus d'effet particulier de sens, ni aucun gain en style ou en finesse (or, la synecdoque est l'une des figures de style préférées de la diplomatie...) Sauf peut-être dans des cas marginaux, comme par exemple celui-ci :

  • savez-vous ce que je pense du tabac ?

Mais l'effet est seulement de surprise : le lien hypertexte joue-t-il ici un autre rôle que celui de points de suspensions ?

Comment alors utiliser au mieux cette technique de l'hypertexte ? C'est simple : afin que le Web ne soit pas une roulette, il suffit d'expliciter le lien hypertexte lui-même !

Autres exemples

Considérons les différents cas suivants :

  • « Aristote, dans l'Éthique à Nicomaque (note 1), ... »
    Ici, nous nous attendons à trouver une note savante sur l'ouvrage d'Aristote.
  • « L'association des gélasiens a produit un texte sur ce sujet [sur leur serveur]... »
    Ici, nous nous attendons à être orientés vers ledit serveur.
  • « M. Lepion a produit un texte sur ce sujet... »
    Là, le lien est assez clair, et nous sommes fondés à espérer le texte en question.
  • « M. Lepion a produit un texte sur ce sujet [http://synec-doc.be/doc/lepion.htm]... »
    Ici, nous savons avec une quasi certitude à quoi nous en tenir.

Ce que nous proposons est extrêmement simple: devant la diversité des bifurcations, nous trouvons judicieux de placer des poteaux indicateurs. Le fait de nommer le lien permet de ne pas se fourvoyer dans les champs stériles de l'information impertinente, que les documentalistes appellent « bruit ». Il y un présupposé imbécile dans l'emploi de liens intertextuels tous azimuts, comme si le lien lui-même était réellement le savoir.

Nous ne pouvons que dénoncer l'illusion engendrée par l'image d'un réseau de neurones à l'échelle planétaire, réseau prétendument isomorphe à celui des neurones de chair de notre matière grise. Internet est sans conscience, sans intelligence et sans désir. Et le réseau de liens que constitue le Web est un instrument sans doute extraordinaire, mais rien de plus qu'une amplification du système de référence classique (notes, dictionnaires, références aux ouvrages antérieurs...) Point de saut d'ordre métaphysique, point d'hypostase.

Conclusion : explicitons les liens hypertextes, le Web en deviendra d'autant plus efficace. Et laissons les réseaux planétaires intelligents aux auteurs de philosophie-fiction, les liens-surprises aux amateurs de jeux de hasard, et la synecdoque aux administrateurs de sites Web amoureux des tropes.

Bernard Lombart
lombart(a)synec-doc.be


Notes:

(1) Trope : figure de rhétorique.
(2) Dupriez (B.), Gradus, Les procédés littéraires (dictionnaire), coll. 10/18, Ottawa, 1977, 1980. ISBN 2.264..00203.4.


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