- le tourisme -

LE VOYAGEUR DE LA NUIT


"... car le rêve aussi est une forme de voyage."
Ibn Al-Kendi



Lisbonne est une cité paisible dont les rues pavées rayonnent à partir d'une place à arcades. Avant mon départ, des amis m'avaient mis en garde : les habitants sont accueillants et chaleureux, les moeurs ouvertes sous condition de ne jamais enfreindre un interdit local : en aucun cas il ne faut boire seul en public. Je n'y pensais plus le soir de mon arrivée et mal m'en prit car du moment où je m'assis à une terrasse pour l'apéritif je devins la victime d'un ostracisme courtois mais ferme. Les guichets de renseignements me furent obstinément fermés, les administrations adoptèrent des horaires impossibles pour décourager toute réclamation, les passants changèrent de trottoir sans un regard, les femmes jouèrent les belles indifférentes.

À Lisbonne se trouve un charmant Musée, dont l'architecture est un plagiat flagrant du Musée de la Boverie à Liège. La conservatrice assure personnellement les visites en robe du soir.

Il existe aussi à Lisbonne une société secrète dont les buts demeurent mystérieux. Mon correspondant m'y introduisit à une heure fort matinale par un passage dérobé derrière une tapisserie médiévale et je découvris ainsi l'existence d'un vaste réseau de galeries souterraines s'étendant jusqu'au Tage. Ses locaux tiennent à la fois de la centrale d'espionnage et d'un club à l'anglaise où l'on se retrouve pour boire, fumer, lire les journaux et commenter l'actualité.

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Sis dans un édifice que rien ne distingue des maisons avoisinantes, le Musée de Boulogne-sur-Mer présente, sous forme de tableaux vivants dont les rôles sont tenus par des automates criants de vérité, les principaux épisodes de la Révolution française. Le visiteur est laissé libre de se mêler aux reconstitutions. La disposition labyrinthique des salles l'encourage d'ailleurs à s'égarer, seul ou en compagnie. Des canapés invitent les couples légitimes ou non à profiter de la pénombre des alcôves.

Après la visite, nous nous retrouvons dans la petite salle oblongue d'un bistro du front de mer pour déguster le fameux whisky normand, au goût de tourbe et de marais salants.

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Ottawa n'existe pas. Eberlués par le caractère irréel et factice de la capitale, nous découvrons bientôt, mes amis et moi, que le décor de pure façade en est élevé chaque matin, et démonté le soir, par une armée de charpentiers. Même les autochtones sont des figurants payés à la journée pour feindre l'animation urbaine. Cette vaste mise en scène à destination des touristes coûte chaque année une fortune au Trésor fédéral.

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Le campeur en vacances dans la baie de Somme se doit de sacrifier au moins une fois à un singulier rite local qui a beaucoup fait pour la célébrité de la région. Laprès-midi, sur la plage de Quend, il pourra joindre la queue des plaisanciers pour obtenir sa provision de ciment et de galets. La plage voisine a été lotie en parcelles minuscules, sur lesquelles chacun est invité à s'édifier une maisonnette. Les travaux s'achèvent généralement au crépuscule, et l'on passe dans son abri une nuit merveilleuse, bercé par le bruit des vagues.

Au matin, la marée anéantit comme des châteaux de sable ces constructions fragiles.

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De Tokyo je n'ai gardé qu'un souvenir : celui d'une promenade matinale sur les hauteurs de la ville, dans un quartier calme et désert, aux pavillons tous identiques, aux jardins soigneusement entretenus et ceints de murets blanchis à la chaux. Un grand sentiment de paix est attaché à cette image.

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À Alexandrie, mon compagnon de voyage, féru d'égyptologie, me convainquit de nous laisser enfermer dans le Musée après la fin des visites. Nous passâmes là une nuit mémorable. Au cours de nos déambulations, nous découvrîmes une salle appartenant à l'ancien Musée, rasé dans les années 20 lors de la construction des bâtiments actuels. Il s'y trouvait des pièces de première valeur, qu'on croyait définitivement perdues. Très excité, mon camarade décida sur-le-champ que nous devions chasser le fantôme que la légende attache à ces lieux, au moyen d'un curieux rite d'exorcisme qu'il m'expliqua. Un verre d'alcool à la main, en me servant de mes doigts comme d'un goupillon, j'entrepris d'asperger un sarcophage en prononçant les célèbres formules : "Par Horus, demeure!" et "Que ton nom ne soit plus!" Une odeur fétide se répandit et le spectre ectoplasmique nous apparut brièvement, assis en tailleur dans son sarcophage, sous la forme d'un derviche enturbanné au teint olivâtre, à la barbe de bouc, puis disparut à jamais.

Thierry Horguelin
paru dans GNOU no 8, juillet 1999



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