- la lecture -


Marcel Mariën, Figures de poupe
Yves Wellens, Contes des jours d'imagination
La Presse, Montréal, 27 janvier 1997
Javier Marias, Vies écrites
Omar Khayyâm, Cent un quatrains
Georges-Hébert Germain, Céline Dion
Georges Perec, Entretiens, Poésie ininterrompue, Tentative de description de choses vues au carrefour Mabillon le 19 mai 1978
Félix Fénéon, Nouvelles en trois lignes
Philippe Desportes, Contre une nuit trop claire ; Jean de Sponde, D'amour et de mort ; Étienne Jodelle, L'Amour obscur


Marcel Mariën, Figures de poupe. Didier Devillez, 181 p.
Ami de Magritte et de Nougé, Marcel Mariën était le maître d'un humour insidieux et perturbateur qui savait l'art de tirer le tapis sous les pieds du sens commun. Il faut se méfier du détachement avec lequel cet homme tranquille distille ses poisons. C'est dans les années 30 qu'il créa son premier objet, la lunette cyclopéenne (un verre et deux branches). Depuis cette date et jusqu'à sa mort survenue en 1993, ce poseur de bombes à retardement n'a cessé, à travers aphorismes, assemblages d'objets, collages photographiques et autres détournements, d'arracher les mots et les choses à leur valeur d'usage pour instruire le procès de la réalité.
Voici enfin réédité son meilleur recueil de nouvelles. Il y soumet un extraordinaire talent de conteur à l'épreuve de la brièveté. En quelques pages ou quelques lignes d'une impeccable tenue, Figures de poupe évoque une cinquantaine de destins obscurs, drolatiques, saugrenus, tragicomiques et paradoxaux. On ne sait jamais l'itinéraire qu'ils emprunteront ni où ils aboutiront, mais leur point de chute se révèlera toujours irréfutable, logique dans l'absurde, poétique dans l'humour noir ou l'ironie spéculative.
Ainsi s'avance Väinö Kaikkuminen, berger lapon qui avait résolu de guérir ses tourments spirituels en rédigeant "deux ouvrages dont le premier serait l'exacte négation de l'autre, de façon qu'ils s'annulassent en se complétant", mais qui mourut tel l'âne de Buridan, faute de pouvoir décider par lequel commencer. Ou encore le majordome d'Agatha Christie, qui l'empoisonna pendant vingt ans à doses homéopathiques, dans le dessein d'enfermer la reine du crime dans une énigme "qui lui fût - par sa mort même - impossible à résoudre." Ou enfin Béatrice Brace, qui fit son entrée dans l'art moderne en substituant au peigne de Duchamp sa réplique exacte. Cependant, le vol n'ayant pas été constaté par le Musée, nul ne voulut croire à l'authenticité de l'objet dérobé, et "c'est ainsi, pour ses débuts artistiques, qu'elle connut, à l'instar de tous les grands créateurs, l'amertume profonde de l'incompréhension." Figures de poupe, ou l'art consommé d'observer le monde par le mauvais côté du télescope.

T.H.
Gnou no 2, août 1996



Yves Wellens, Contes des jours d'imagination. Didier Devillez, 153 p.
Comme l'Île Saint-Louis de Léo Ferré, Venise largue un jour ses amarres. Narcisse oblige l'eau du puits à lui rendre son reflet. Une armée fantôme s'invite furtivement dans une guerre dont elle perturbe le bon déroulement. Un tyran ubuesque ayant ordonné la destruction de tous les livres succombe au piège d'un roman narrant sa propre histoire. Des voleurs de mots dérobent quelques vocables au langage courant, paralysant les conversations de tous les jours - on apprend à cette occasion l'existence d'un laboratoire secret chargé de la remise à neuf des mots usés. Les habitants d'un royaume ne meurent plus depuis treize ans, à la consternation de leur souverain. Un tableau accroché au Musée se vide nuitamment de ses occupants. "Il vous est arrivé de mettre le pied dans l'obscurité, sur la dernière marche de l'escalier, celle qui n'existe pas? Vous souvenez-vous de ce désarroi absolu, pendant une seconde?", demandait naguère le méconnu Jean Ferry. Eh bien, le monde instable et mouvant d'Yves Wellens est fait de la même matière que cette marche d'escalier absente. L'ambivalence gouverne ces douze récits déroutants empreints d'une ironie subreptice, où la sobriété du style répond à une volonté de suspendre le lecteur dans l'attente d'une explication qui ne viendra pas. L'auteur du Cas de figure revêt avec une égale sûreté les genres les plus divers (merveilleux, récit à faire peur, apologue, fable morale, satire politico-sociale) pour sonder la précarité des apparences, tourner en dérision la comédie des princes qui nous gouvernent et méditer sur le pouvoir des mots et de la fiction. Fatigués des romans à prix, allergiques aux confessions du vécu, mes frères, ces contes sont pour vous.

T.H.
Gnou no 3, avril 1997



La Presse, Montréal, 27 janvier 1997
La vie, disait Léon Bloy, est trop courte pour rosser tout le monde. C'est pourquoi il ne faut pas rater l'occasion de quand elle se présente. Nathalie Petrowski, dans une chronique singulièrement fétide, s'étonnait récemment qu'on puisse décerner un prix de 100.000 $ à un poète que, dit-elle, personne ne lit. "Pourquoi je gagne jamais 100.000 $, moi?", osait-elle se demander avec une obscénité dont nous lui laissons la responsabilité. Qu'elle nous écrive, nous nous ferons un plaisir de le lui dire.

A.C.
Gnou no 3, avril 1997



Javier Marias, Vies écrites. Traduit de l'espagnol par Alain Kéruzoré. Rivages, 154 p.
Ce qu'on nomme la biographie à l'anglaise est, en réalité, un arbre à deux troncs. Il y a la branche expert-comptable, qui accumule fait sur fait, se vend au kilo d'imprimé et scie immanquablement les lecteurs économes de leur temps. Et puis il y a la branche boulier compteur, sevrée de l'éthique protestante comme de l'esprit capitaliste et tournée pour l'essentiel vers les bizarreries et les petites aberrations qui font la poussière anecdotique de l'existence quotidienne. C'est sur cette dernière que perche l'écrivain d'origine madrilène Javier Marias. En digne héritier de Lytton Strachey, cet anglophile impénitent, traducteur de Sterne et romancier de fort calibre (L'Homme sentimental, Le Roman d'Oxford), a compris ce que Lottman et ses émules n'ont pas eu l'heur de comprendre: que la vie est brève, et qu'il n'y a pas de raison pour que sa mise en graphes ne le soit pas également. Quatre pages lui suffisent pour croquer tour à tour les confessions coprophiliques de Joyce, les chevauchées aristophanesques de Faulkner, les colères haddockiennes de Conrad, la bibliophilie de Lampedusa, la délinquance juvénile de Stevenson, ou encore l'humour déterngent de cette merveilleuse épistolière que fut Mme du Deffand: "Envoyez-moi, Monsieur, quelques brimborions, mais rien sur les prophètes: je tiens pour arrivé tout ce qu'ils ont prédit" (à Voltaire). Cuirassé contre les complaisances hagiographiques, Marias n'hésite pas à casser du sucre sur le dos de quelques-uns des écrivains dont il parle (Mishima, Mann, Joyce): c'est dire qu'il n'ouvrirait pas sa porte à tous ceux auxquels il ouvre malicieusement sa prose. Le collier de ces biographies minuscules pend au cou d'une pénétrante auscultation de trente-sept portraits d'écrivains, extraits de la collection particulière de l'auteur. Intitulé "Artistes parfaits", cet exercice d'iconologie vient nous rappeler que l'oeuvre se fossilise toujours un peu dans le visage ou le corps de l'auteur.

A.C.
Gnou no 5, janvier 1998



Omar Khayyâm, Cent un quatrains. Choix et traduction de G. Lazard. La Différence, coll. "Orphée", 127 p.
Fiche signalétique: astronome et mathématicien dans l'Orient musulman médiéval, réformateur du calendrier iranien (bien placé pour savoir que carpe diem), auteur de quelques centaines de robâï (un petit genre qu'il fait devenir grand) qui sont le livre maître de la poésie persane. "Situé" dans la filière française, Omar Khayyâm, c'est Rutebeuf sans la plainte, Saint-Amant sans la grosse gaieté, la rose sans Ronsard. La forme fixe khayyâmienne, un quatrain isométrique de trois vers rimés et d'un vers blanc (aaxa) devient ici un huitain d'heptasyllabes assonancés: rythme impair délicieux, souvent soluble dans l'air. Dans cette mouture économe sont coulées de véritables sentences qui s'inscrivent, en toute modernité dirait-on, dans le transitoire et l'éphémère, le temps d'un impératif matérialiste: "Bois". Le thème bachique récurrent n'a rien ici de gaulois, et le goût du vin n'efface pas une inquiétude essentielle dans "la caravane pressée de nos jours". Baudelaire a, sinon un semblable, un frère libertaire dans cet agnostique aussi rare en son temps que précieux aujourd'hui: "Qui a vu le paradis et qui revient de l'enfer?" Posologie: après chaque fréquentation prolongée d'un poète contemporain, lecture d'un quatrain de K. Si la surestimation de la poésie "moderne" persiste, augmenter la dose à trois robât, ou recontempler la lune.

G.L.
Gnou no 5, janvier 1998



Georges-Hébert Germain, Céline Dion. Montréal, Libre Expression, 1997, plus de 500 p.
Georges-Hébert Germain met le point final à sa biographie de Céline. Repensant à l'année qu'il vient de passer aux côtés de la star et de son pygmalion à tête blanche, il se dit que, décidément, cette vie est l'accomplissement d'un rêve et qu'il faudrait à son livre une épigraphe qui parle de la vie et du rêve, de la vie ou du rêve, enfin quelque chose du genre. Il ouvre son Petit Robert au mot "vie" et ne trouve rien. L'ouvre au mot "rêve" et tombe sur la phrase de Gérard de Nerval: "Le rêve est une seconde vie." C'est plus qu'il n'espérait: il y a dans ces six mots l'épigraphe, le résumé, la publicité, la défense et l'illustration de son ouvrage - et bientôt, la substance de ce qui s'en dira dans les médias. Céline, ou comment verser dans la fosse aux poncifs la prose des poètes qui vont ridiculement se pendre au réverbère.

A.C.
Gnou no 5, janvier 1998



Georges Perec, Entretiens, Poésie ininterrompue, Tentative de description de choses vues au carrefour Mabillon le 19 mai 1978. André Dimanche (10, cours Jean-Ballard, 13001 Marseille), 1997.
Ce coffret de quatre CDs - accompagné d'un double livret établi avec soin par Bernard Magné - réunit les enregistrements radiophoniques de Georges Perec. Il se compose de trois entretiens, d'une anthologie et d'une création. Aucun commentateur de Perec n'intéressant davantage que Perec lui-même, c'est avec un vif intérêt qu'on l'écoute évoquer son projet d'écriture. Par-delà leur caractère ludique, les contraintes d'écriture que se donnait l'auteur des "Choses" sont loin d'être gratuites. Ce sont autant de stratégies pour cerner sa propre énigme biographique, autant de voies vers une autre forme d'expression du réel.
A ce programme esthétique, le florilège de 101 textes lus au micro de l'émission Poésie ininterrompue, en 1977, offre un complément éclairant. Choisis dans ses livres et parmi ses auteurs de prédilection (Queneau, Roussel et Calvino bien sûr, mais aussi Leiris, Michaux, Bellmer, Maurice Scève et Théophile de Viau), ils proposent, comme l'écrit le préfacier, un "miroir de l'oeuvre", puisque aussi bien chaque lecteur est, quand il lit, le propre lecteur de lui-même. La voix de Perec y ajoute une qualité d'émotion singulière, sensible en particulier dans la lecture de quelques I remember de Joe Brainard, que prolonge celle des propres Je me souviens de l'écrivain.
Mais le morceau de roi de ce coffret est sans conteste la Tentative de description de choses vues au carrefour Mabillon. Le 19 mai 1978, dans le camion-studio de Radio-France, Perec va décrire pendant six heures le spectacle de la rue qui défile sous ses yeux. Le matériau obtenu sera réduit à deux heures au montage, et scandé de statistiques saugrenues égrenées par l'ineffable Claude Piéplu. Ce long monologue, sorte de degré zéro de la description où l'on retrouve le goût de l'énumération, la passion de l'infra-ordinaire et le plaisir d'inventorier le monde chers à Perec, pourrait rebuter : il captive, il amuse, il émeut. De ce défilé de femmes en imperméable, de promeneurs qui se rendent au marché, de voitures bleues ou rouges, de taxis et de camionnettes de la poste, d'événements minuscules (une dame tombe boulevard Saint-Germain), de gags récurrents (la publicité "les cocotiers sont arrivés" qui revient avec chaque passage de bus) se dégage en effet peu à peu une poésie latente qui est celle de la vie qui passe. Quelque chose advient d'unique, à mesure que Perec donne insensiblement forme à sa perception du réel avec une science consommée du rythme, des silences et du phrasé, à laquelle participe intimement la rumeur de la ville. Fermez les yeux, écoutez, le monde devient perequien.

T.H.
Gnou no 6, juillet 1998



Félix Fénéon, Nouvelles en trois lignes. Le Livre de poche Biblio no 3298, 251 p.
Eminence grise des lettres de son temps, éditeur et critique d'art, Félix Fénéon avait fait du laconisme une manière d'être et une stratégie littéraire. Entré en 1906 au Matin comme rédacteur anonyme, il y subvertit le fait divers par la pratique d'un humour à froid très personnel:
- Renouer avec Artémise Rétro, des Lilas, était le voeu du tendre Jean Voul. Elle restait inexorable. Aussi la poignarda-t-il.
- Rattrapé par un tramway qui venait de le lancer à dix mètres, l'herboriste Jean Désille, de Vanves, a été coupé en deux.
- Le Dunkerquois Scheid a tiré trois fois sur sa femme. Comme il la manquait toujours, il visa sa belle-mère: le coup porta.
- M. Abel Bonnard, de Villeneuve Saint-Georges, qui jouait au billard, sest crevé l'oeil gauche en tombant sur sa queue.
- Jugeant sa fille (19 ans) trop peu austère l'horloger stéphanois Jallat la tuée. Il est vrai qu'il lui reste onze autres enfants.
- Plage Sainte-Anne (Finistère), deux baigneurs se noyaient. Un baigneur s'élança. De sorte que M. Etienne dut sauver trois personnes.
- A Oyonnax, Mlle Cottet, 18 ans, a vitriolé M. Besnard, 25 ans. L'amour, naturellement.
- Dans un café, rue Fontaine, Vautour, Lenoir et Atanis ont, à propos de leurs femmes absentes, échangé quelques balles.
- C'est au cochonnet que l'apoplexie a terrassé M. André, 75 ans, de Levallois. Sa boule roulait encore qu'il n'était déjà plus.
La direction du journal mit quelques mois à soupçonner qu'il y avait anguille sous roche. Devant les protestations des lecteurs, on signifia bientôt son congé à l'apprenti-journaliste.
Dans sa banalité tragique ou burlesque, le fait divers est éternel, quelque chose comme un condensé de Comédie humaine. C'est aussi une photographie exacte de l'état dune société. Sur le petit théâtre de l'absurde des Nouvelles en trois lignes, c'est l'envers de la Troisième République qui se trouve mis à nu, avec ses injustices et ses tensions sociales, ses accidents de travail et ses grèves réprimées dans le sang, ses combines politiques et ses inaugurations de chrysanthèmes, ses scandales financiers et ses attentats à la bombe, sa guerre scolaire entre laïcs et calotins, ses miséreux et ses siphonnés, ses incendiaires et ses candidats au suicide, ses crimes passionnels et ses catastrophes ferroviaires en série (on n'arrête pas le train en marche du progrès).
La nouvelle édition qu'en procure Hélène Védrine présente l'intérêt de fournir en annexe quelques échantillons des chroniques que F.F., anarchiste convaincu, donnait au même moment à la presse libertaire. Ce voisinage est éclairant quant aux intentions véritables du nouvelliste en trois lignes.
Au-delà de leur gageure d'exercice de style (la concision poussée à ce degré relève assurément du grand art), les petits haïkus ravageurs de Fénéon sont en effet une machine de guerre dirigée contre la société de son temps. Sous couvert d'information, ils opèrent un travail de sape en règle de l'ordre bourgeois, avec une efficacité d'autant plus redoutable qu'ils cultivent l'ironie glaciale et se refusent à tout apitoiement. Un lecteur aussi fin que Mallarmé ne s'y trompa pas, qui disait que les bombes de Fénéon se trouvaient dans ses textes.

T.H.
Gnou no 7, décembre 1998



Philippe Desportes, Contre une nuit trop claire ; Jean de Sponde, D'amour et de mort ; Étienne Jodelle, L'Amour obscur. Paris, La Différence, coll. « Orphée » 1989, 1989 et 1991 respectivement.
L'amateur de poèmes de 1999 ne se tourne pas de lui-même, sauf exception, du côté d'oeuvres aussi lointaines que celles des poètes de la fin du XVIe siècle. Nous lui disons tout de suite qu'il a tort, et qu'il le regrettera un jour, le jour où il comprendra qu'il a voué trop d'heures à la lecture de ces « textes » qui se réclamaient « de son époque ». Il n'y a pas de temps pour la poésie. Que le lecteur de Gnou, dont on espère qu'il ne s'amuse qu'à demi du ton sévère pour lequel je consens à lever l'index de l'avertisseur, me croie sans barguigner et bénisse la collection Orphée de donner à lire autre chose que des morceaux de modernité. Voici des élégies, voici des sonnets. Voici trois maîtres des mètres.
Ces trois poètes savent que le mètre est en lui-même une mesure abstraite, pur procédé, moule vide. C'est au rythme qu'ils s'intéressent, et c'est par un travail subtil d'élans et d'arrêts, d'attaques et de chutes, qu'ils arrachent le poème à la paralysie menaçant les formes fixes. En particulier chez Sponde et Jodelle, la pratique des vers rapportés impose un « phrasé » unique, tout en reprises et accumulations, qui s'emballe et redescend sur terre, s'exalte avant de se crisper, s'emporte encore et puis se rompt. Dans les pièces où cette « syntaxe » opère avec le plus d'efficace et de sensibilité, il y a assurément de quoi répondre aux besoins de monotonie, de symétrie et de surprise dont parlait Baudelaire. De quoi donner à penser, aussi, que par-delà le principe analogique qui l'a portée aux plus hautes cimes, la poésie, comme l'écrivait Octavio Paz, « n'est rien d'autre que temps, rythme perpétuellement créateur ». C'est pourtant le savant entrelacs de son réseau d'images, de motifs, d'allégories souvent puisées au réservoir de la mythologie, qui a fait la fortune des oeuvres dites baroques. Bien qu'une bonne part de ce jeu complexe d'analogies et de symétries, animé par le paradoxe ou la contradiction, ne nous soit guère familier, on éprouve à la lecture de nombreux vers l'injustifiable sentiment de « l'évidence poétique ». D'une étourdissante spirale de métaphores et de périphrases ostentatoires se détachent des éclats de voix intemporelles : « Une seule beauté s'enflamme dans mes os  »... «  Mon soleil, qui brillez de vos yeux dans mes yeux »... Ce vers-là pourrait bien être d'Éluard, qui avait retenu ce poème de Sponde dans son anthologie « vivante » de la poésie du passé. Vivante : c'est le mot, malgré l'omniprésence de la mort, pour une poésie d'ardeur et de nature, où les forces de l'Éros triomphent souvent des espaces nocturnes : « J'oublie, en revoyant votre heureuse clarté,/Forêt, tourmente, et nuit, longue, orageuse et noire ». Dans bien d'autres vers de ce démon de Jodelle, ainsi que l'appela Du Bellay, comme dans les pièces de Sponde ou de Desportes, cette poésie de la Renaissance est une expérience tangible de la beauté « dans la langue  ». Découvrir ou retrouver ces textes où reste vive la flamme ancienne, c'est reconnaître, après Montaigne, que « de tous les ouvriers, le poète est nommément le plus amoureux de son ouvrage ».

G.L.
Gnou no 8, juillet 1999



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