- la morale -
ESSAI SUR LA PHILOSOPHIE DU VOL
Tous les gens qui font métier de tromper ou de déjouer la
tromperie, - tout le gibier et tous les chasseurs,- les admirables voleurs de
Londres, par exemple, qui ont une Sorbonne où professer leur art, et
aussi les admirables détectives qui sont entraînés
(well-trained) à découvrir leur piste sur le pavé
de la grande Babylone, tous vous diront qu'il y a, pour se rendre invisible, et
en dehors de la lampe d'Aladin, deux moyens principaux; se cacher ou se
montrer, mettre un masque ou marcher à visage découvert, glisser
dans l'ombre de la nuit ou affronter vaillamment la lumière du soleil;
en deux mots, la ruse et l'audace.
Ces choses-là peuvent être utiles à savoir. On ne doit pas
craindre de les apprendre aux malfaiteurs qui ne les ignorent jamais, et il est
bon que les honnêtes gens en aient quelque idée, puisqu'ils
traversent sans cesse la forêt de Bondy de nos civilisations.
La ruse appartient aux vieilles écoles surtout; l'audace est le fort de
l'école moderne. La plupart des savants gentlemen qui s'occupent en
grand de l'art de voler préconisent hautement l'audace et ne se
gênent pas pour dire que la ruse a fait son temps.
L'honorable Josuah J. Marshall, l'orgueil de la grande association londonienne,
qui fut pendu dans Old Bailey vers la fin du règne du roi Georges,
professait ainsi: "Dites au constable: Je suis Jack Sheppard, il ne vous croira
pas; prouvez-lui, à l'aide de votre acte de naissance, que vous
êtes Jack Sheppard, il vous traitera d'imposteur; volez-lui sa montre, sa
bourse, sa chemise et sa baguette, il rira en lui-même, disant: Allons
donc! Jack Sheppard! Ce n'est pas possible!"
Il est certain que, dans toutes les bonnes choses, l'esprit anglais va souvent
à l'extrême; mais il y a du vrai dans l'opinion de Josuah J.
Marshall, et le fait de sa pendaison ne prouve rien contre sa théorie.
Un true gentleman de l'association accepte d'ailleurs l'idée
philosophique de la corde, comme nous sommes bien tous forcés d'admettre
l'idée de la mort.
C'est une affaire de temps dans les deux cas, et cette affaire se nomme la vie
pour tous les libres esprits qui ne voient rien au-delà de la mort. Le
problème à résoudre est donc pour eux de vivre très
bien et d'être pendu très tard.
Josuah J. Marshall atteignit, avant d'être pendu, l'âge
vénérable de quatre-vingt-trois ans. Il vit les enfants de ses
enfants et leur légua sa méthode.
C'était un sage selon la religion de la matière, et les
dévôts du néant qui refusent de le regarder comme un sage
sont des fous.
Allez maintenant dans les prisons et demandez aux directeurs de quelle
manière, le plus souvent, leurs pensionnaires s'évadent. Ils vous
répondront à l'unanimité: Comme ils peuvent. Ne vous
arrêtez pas à cette réplique trop vague; descendez au fond
de la question, établissez des catégories: le geôlier n'y
mettra point de bonne humeur cela est positif, car vous posez là le
doigt sur quelque plaie de son souvenir; on s'évade à midi plus
souvent qu'à minuit, par la grande porte plus souvent que par des tuyaux
creusés sous terre; on s'évade la tête haute, le front
découvert, le sourire aux lèvres; on s'évade en saluant
avec bienveillance la femme du concierge et en disant au factionnaire: Bonjour
l'ami!
Voilà le fait positif; en voulez-vous la cause?
L'esprit humain est fait ainsi: il a la passion de contredire, toute
précaution peut, en définitive, se traduire ou se résoudre
par cette affirmation: Je ne suis pas un voleur. Cela suffit pour que le
constable ou le gendarme ait immédiatement désir et besoin de
vous prouver que vous vous trompez.
Dites-lui: Je suis un voleur, il éprouvera la tentation bien naturelle
de vous démontrer le contraire.
Ce sont là de graves sujets. Il y avait naguère à Londres
derrière Drury Lane, un endroit fort propre où des gens de l'art
enseignaient diverses façons de crocheter une porte sans gâter la
serrure; le cours était à peu de chose près public, et
nous avons eu l'honneur d'y assister. Rule Britannia! C'était
l'école primaire, tandis que les considérations qui
précèdent appartiennent à l'enseignement
supérieur.
Paul Féval
extrait du Chevalier Ténèbre (1862)
à paraître dans GNOU no 9, octobre 1999
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