Un duel avec Dumas ?

Vers 1835 , Alexandre Dumas avait une maîtresse dont les beaux yeux me faisaient mourir d'amour. J'ai toujours respecté les épouses de mes amis : mais ce n'était pas une épouse. Le charme sous lequel je vivais irrésistiblement ne m'ôtait pas la conscience de ma trahison. J'hésitais à me déclarer... Un jour, montant chez Dumas, je me croisai avec lui dans l'escalier. Il me dit : « Venez donc avec moi au tir, nous reviendrons déjeuner après. »
     Je n'ai pas la vue longue, mais j'ai le coup d'oeil juste : nous touchions des mouches nous cassions des poupées. Dumas me faisait des compliments, et cependant je savais à peine tenir le pistolet. Tout à coup, il demanda je ne sais quoi au garçon de tir. Ce dernier appuya sur un bouton. Un petit jet d'eau sortit du milieu d'une coupe de pierre s'élevant à deux ou trois pieds du sol.
     Le garçon alla chercher une boule de verre coloriée et la posa délicatement sur la pointe du jet d'eau.
     Ô surprise ! la boule de verre tourne, monte, descend, et se balance ainsi dans l'air comme une hirondelle par un temps de pluie.
     Dumas, d'un coup d'oeil et d'un coup de pistolet, casse la boule et en demande une autre.
     Je la manque, il la casse. Ainsi de suite (à six reprises).
     Quand il eut cassé sa demi-douzaine de boules, il me dit : « c'est un bon exercice le matin ; allons déjeuner. »
     En revenant, j'étais furieux ; je comprenais l'apologue, — et je me disais : au fait, comment se débarrasser de ce colosse ? Le frapper par derrière ne serait... pas loyal... Peut-être n'est-il pas aussi fort à l'épée, mais il a de si grandes jambes et de si grands bras !... Soyons prudent et évitons toute possibilité de duel... avec Alexandre Dumas.

Gérard de Nerval, Oeuvres complètes, Édition de Jean Guillaume et Claude Pichois, Tome III, Pleïade, Paris, Gallimard, 1993, pp.765-766.

[Anthologie de l'escrime]

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