LETTRES
édifiantes et curieuses
DE CHINE
par les missionnaires jésuites

Du P. Parennin, missionnaire de la Compagnie de Jésus,
à M. Dortous de Mairan, de l'Académie Royale des Sciences.
À Pékin, 28 septembre 1735.

(...) Je me souviens qu'en la même année 1716, que votre dissertation fut si justement couronnée à Bordeaux, je suivis l'Empereur à la chasse du tigre pendant l'hiver, et je me trouvai insensiblement engagé à convaincre une célèbre compagnie, composée de deux ministres de l'Empire, et de dix docteurs choisis, qui se nomment Han-lin, qu'on pouvait glacer de l'eau chaude auprès d'un brasier. Cet engagement était une suite des entretiens que j'avais eus avec ces Messieurs sur la congélation des liquides au temps froid. Ils expliquaient cet effet de la nature à peu près comme nos anciens philosophes, par des termes équivalents aux qualités occultes, mais sans faire paraître beaucoup d'attachement à leurs opinions, dont ils sentaient le faible; car ils ne manquent pas d'esprit, mais seulement d'application. Quand ils m'eurent invité à parler à mon tour, je tâchai de leur faire comprendre la nature du liquide, sa composition, ses parties intégrantes, leur figure, l'air mêlé dans les intervalles, qui tient les parties en mouvement, etc. Je concluais ensuite que pour glacer l'eau, il ne s'agissait que de la déranger, c'est-à-dire, d'en faire sortir les parties les plus subtiles, qui empêchaient les autres de se lier, et y en introduire d'autres capables de la fixer et d'en arrêter le mouvement. "Ce serait, dit un de ces Messieurs, une jolie opération à voir, et je serais curieux de savoir de quels instruments on pourrait se servir pour travailler sur des parties si subtiles qu'elles échappent à notre vue. Monsieur, lui répondis-je, puisque sur ce que j'ai l'honneur de vous dire vous n'en voulez croire qu'à vos yeux, quoiqu'ils ne soient pas toujours des témoins sûrs de la vérité, je suis prêt à contenter votre curiosité."

A peine avais-je achevé de parler, que tous me prirent au mot. Ils marquèrent le lieu, le jour, ou plutôt la nuit où se devait faire cette opération: car pendant le jour ils ne sont pas libres, et il se peut faire à chaque moment qu'ils soient appelés au palais. Il arriva qu'un soir qu'on avait fixé pour le lieu du rendez-vous, qui était la tente du président des docteurs, et dans le moment même que je partais pour y aller, 1'Empereur fit ouvrir la barrière qui ferme le camp impérial, pour m'envoyer chercher par un eunuque, avec ordre de lui amener un chirurgien. Cet incident me fit manquer à ma parole. Il m'était aisé d'en faire informer ces Messieurs, mais j'aimai mieux les laisser dans le doute. Eux de leur côté ne me voyant point arriver, envoyèrent un domestique jusqu'à ma tente pour m'avertir qu'ils m'attendaient. On se contenta de répondre que j'étais sorti; cette réponse les surprit, et leur fit soupçonner que je m'étais trop avancé. Un d'entre eux, qui ne croyait pas qu'un étranger, qu'un barbare, ainsi qu'ils appellent tous ceux qui ne sont pas Chinois, en pût savoir plus que lui, perdit patience, comme on me le raconta dans la suite: "Eh. Messieurs, s'écria-t-il, jusqu'à quand vous laisserez-vous tromper par un homme, qui non content de nous avoir souvent amusés sur la religion par des discours frivoles et dénués de preuves sensibles, veut encore nous tromper sur les choses naturelles par des explications nullement fondées et inventées à plaisir? Que dira-t-on de nous, quand on saura qu'il a assemblé ici tant d'honnêtes gens pour écouter les fables qu'il nous débite?" Sur quoi il se leva brusquement, et prit le chemin de sa tente pour y prendre du repos, et dissiper son indignation. Les autres, plus modérés, se retirèrent peu après, mais sans faire aucun éclat. Le président qui est de mes amis, resta seul, véritablement mortifié de n'avoir pu me justifier ni me prévenir à temps, pour me détourner de tenter une entreprise qu'il croyait au-dessus des forces humaines: "car, disait-il, c' est vouloir forcer la nature, que de faire geler de l'eau auprès du feu".

Le lendemain je vis ces Messieurs qui suivaient le cercle de la chasse: j'allai leur faire mes excuses, en leur disant la raison qui m'avait fait manquer au rendez-vous. La politesse chinoise ne leur permit pas de me répondre ce qu'ils pensaient; mais prenant un ton qui marquait assez qu'on m'en tenait quitte, ils me dirent que ce serait pour une autre fois. "Ce sera ce soir même, repris-je, si vous l'agréez, car je n'irai pas à la Porte (chez l'Empereur), et je me rendrai de bonne heure chez M. le président." Je m'y rendis effectivement le premier, car ces Messieurs ne doivent quitter la porte que quand on la ferme. Ils furent contents de me trouver à leur arrivée.

Après les compliments ordinaires, chacun prit sa place, formant une espèce de cercle autour d'un grand brasier, qui était au milieu de la tente, dont on affecta d'abaisser la portière, afin d'augmenter la chaleur, dans la pensée où ils étaient qu'elle empêcherait le succès de l'opération. Ils commencèrent d'abord à parler de choses indifférentes; car voyant qu'il n'y avait rien de préparé que pour une simple conversation, ils crurent que je n'étais venu que pour m'excuser, ou pour me divertir aux dépens de ceux qui avaient eu la simplicité de croire qu'on pût congeler des liquides dans un lieu si chaud.

Lorsque je m'aperçus que la chaleur était devenue si grande, qu'elle les obligeait à quitter leurs bonnets et leurs casaques de zibeline, je pris la parole: "Hé bien, Messieurs, leur dis-je en riant, je crois que nous serons bientôt obligés de boire à la glace; ne seriez-vous pas d'avis que j'en préparasse de bonne heure?" Cette proposition fut reçue avec un éclat de rire, et on la prit pour une plaisanterie. Le président me demanda si je parlais sérieusement: "Oserais-je parler autrement, lui répondis-je, devant une si respectable compagnie? Ordonnez seulement à vos domestiques de m'apporter une écuelle d'argent remplie de neige avec sa soucoupe pleine d'eau, et je vous ferai voir que je n'ai rien avancé que je ne puisse exécuter."

Je fus servi à l'instant, car en arrivant j'avais pris la précaution de dire aux officiers du président de me tenir tout cela prêt. J'étais assis sur un coussin, les jambes croisées comme tous les autres: on m'apporta l'écuelle remplie de neige, et le plat plein d'eau tiède. Cet appareil réveilla l'attention des spectateurs. Il s'agissait cependant de mêler avec la neige, sans qu'on s'en aperçût, le nitre que j'avais apporté. Je pris pour prétexte que les flambeaux, qui éclairaient la tente, étant trop près de moi, m'incommodaient la vue. On ordonna aussitôt aux domestiques de les placer ailleurs, et pendant ce mouvement je glissai mon nitre dans la neige. Je posai d'abord l'écuelle dans le plat d'eau; je l'approchai jusque sur le bord du brasier, et feignant d'avoir de la peine à tenir l'un et l'autre, j'invitai le docteur incrédule à tenir le plat, tandis que je tiendrais l'écuelle: c'est à quoi il consentit volontiers, pour avoir le plaisir d'examiner de plus près l'opération. Mais sa curiosité lui coûta, cher, sans qu'il ôsât s'en plaindre, tandis que tous les autres han-lin riaient à gorge déployée, parce que voyant fondre la neige que je remuais de la main, ils étaient fort éloignés de croire que l'eau du plat qui était dessous, et plus près du feu, pût jamais devenir de la glace. Cependant elle se formait, et en très peu de temps mon opération fût achevée. Comme le han-lin incrédule avait peine à soutenir plus longtemps l'ardeur du feu, et qu'à tout moment il détournait la tête: "J'ai compassion de vous, lui dis-je, votre secours m'est désormais inutile, et vous pouvez lâcher le plat sans craindre qu'il tombe." Il le lâcha en effet, et se retira au plus vite. Tous ces Messieurs voyant ce plat suspendu au fond de l'écuelle que je tenais par l'oreille, furent étrangement surpris. Ils s'avancèrent et touchèrent la glace des doigts; ils prirent ces deux pièces jointes ensemble, et les maniant sans beaucoup de précaution, ils se couvrirent de l'eau de neige qui tombait sur leurs habits. "Attendez un peu, Messieurs, leur dis-je, je vais vous satisfaire de telle sorte qu'il ne vous restera plus le moindre doute."

Après avoir présenté au feu le dessous du plat et avoir pareillement renversé l'écuelle sur le feu, il me resta à la main un plat de glace très pure et très claire: chacun voulut le manier et le regarder aux flambeaux; le docteur incrédule ne se fiant ni à la vue ni au toucher, cassa le plat, et en porta un morceau à la bouche pour le manger, supposant que le goût serait un témoin plus fidèle de la vérité du fait que les autres sens. Il est à observer que les Chinois de Pékin, au fort de l'été, non seulement boivent à la glace, mais qu'ils en mangent encore d'assez gros morceaux, sans qu'elle nuise à leur santé. Après qu'il en eut mangé: "C'est véritablement de la glace, s'écria-t-il, et de la meilleure; je me rends, et je rends pareillement justice à celui qui la mérite ; mais j'avoue que si ce changement ne s'était pas fait en ma présence, je ne l'aurais jamais cru possible."

Mais je ne m'aperçois pas, Monsieur, que je pourrais bien vous ennuyer en vous racontant une aventure qui ne vous intéresse guère, et qui ne vous apprend rien, si ce n'est peut-être à mieux connaître le génie et le caractère des lettrés chinois. Si c'est une faute de ma part, elle est d'autant plus pardonnable, que c'est votre savante dissertation sur la glace qui me l'a fait commettre.

Le lendemain de cette expérience, je suivis l'Empereur à la chasse. Ces Messieurs, qui n'étaient comme moi que simples spectateurs, pouvaient quitter leur rang, et ils le firent, dans l'impatience où ils étaient de me joindre. Comme la nuit précédente ils avaient tenté inutilement de faire de la glace, en imitant ce qu'ils m'avaient vu faire, ils étaient curieux de savoir ce qui les avait empêché de réussir. Je leur répondis qu'ils n'avaient qu'à s'adresser à M. le président. "Oui, Messieurs, dit le président, j'en ai fait l'épreuve, et je l'ai faite avec succès. Je vous communiquerai ce secret, mais ce ne sera pas à présent; il faut qu'il en coûte un peu de patience à ceux qui ont manqué de foi." Ensuite m'adressant la parole: je voudrais bien savoir, me dit-il, comment se forment la grêle, le tonnerre et les tempêtes. Je lui expliquai ce que j'en savais le plus clairement qu'il me fut possible: mon explication n'était pas sans réplique, mais heureusement leurs objections roulèrent presque toutes sur les effets du tonnerre. "Il tombe souvent, me disaient-ils, au lieu de monter, et de se dissiper en l'air comme fait la poudre.
- Je vois bien, Messieurs, leur répondis-je, qu'il faudra encore vous convaincre par le témoignage des yeux. Je vous composerai une poudre qui éclatera comme le tonnerre, et qui au lieu de faire son effet en haut, le fera en bas, et percera le fond d'une cuiller de fer, dans laquelle on fera chauffer cette poudre." J'avais en effet de quoi faire de la poudre fulminante; le succès de cette nouvelle opération, dont ils furent témoins, redoubla leur admiration, ce qui fit dire à l'un d'eux que je pouvais désormais le tromper, parce qu'après ce qu'il avait vu, il ne pouvait s'empêcher de me croire sur tout le reste. "Je suis incapable de tromper personne, lui répondis-je, je voudrais bien au contraire être assez heureux pour vous détromper sur des erreurs où vous êtes par rapport à la religion, et qui sont d'une bien plus grande conséquence pour votre bonheur, que l'ignorance de quelques effets naturels."

Un autre jour le discours tomba sur la manière dont les pierres se forment dans le sein de la terre: ma réponse fut courte; une plus longue eût été assez inutile, avec des gens qui n'écoutent la théorie que par complaisance et sans en rien croire, et qui réduisent tout au témoignage des sens. "Voulez-vous, leur dis-je alors, que je vous conduise jusqu'au centre des montagnes, et au fond des carrières, pour vous faire toucher au doigt ce que je viens de vous dire de la formation des pierres et de leur accroissement? Non, me dit l'un de ces Messieurs, j'aime mieux vous en croire sur votre parole, que de m'engager dans un voyage si obscur et si dangereux: mais si, sans courir tant de risques, vous nous montriez une petite pierre de votre façon, vous nous obligeriez fort, et vous nous trouveriez plus dociles à vous écouter sur tout le reste."

"J'y consens volontiers, lui répondis-je, mais ce ne sera pas ici, où je manque de ce qui m'est nécessaire pour vous contenter; ce sera à Pékin, où je vous ferai une pierre, sans me servir d'aucun corps dur ou solide: bien plus, je vous apprendrai à la faire, et vous serez maître en ce genre dès votre premier coup d'essai; il ne vous en coûtera que de mêler deux sortes de liqueurs ensemble: vous verrez d'abord un bouillonnement, un combat de ces deux liquides, qui ne finira que par la destruction de l'un et de l'autre, et il ne restera qu'une pierre blanche au fond du vase: mais vous vous souviendrez de la parole que vous me donnez de m'écouter ensuite avec plus de docilité, sur un sujet bien plus relevé et infiniment plus avantageux pour vous, puisqu'il vous procurera un bonheur éternel. Faites ce que vous me promettez, dit le docteur, et je n'aurai pas de peine à vous croire."

J'effacerais, Monsieur, tout ce que j'ai l'honneur de vous écrire, si j'adressais ma lettre à une personne moins éclairée que vous: car elle me reprocherait peut-être qu'il ne convient à un Missionnaire que d'annoncer simplement la foi à ces infidèles, sans s'amuser à les entretenir de matières de physique et de pure curiosité. Je répondrais à ce reproche ce que l'expérience a appris à tous les anciens Missionnaires, que quand il s'agit de prêcher aux grands et aux lettrés de cette nation, on ne réussit pas d'ordinaire en débutant par les mystères de notre sainte religion: les uns leur paraissent obscurs, les autres incroyables. La persuasion où ils sont que les étrangers n'ont point de connaissances sur la religion, qui soient comparables à leur grande doctrine, fait que s'ils nous écoutent un moment, ils détournent aussitôt le discours sur un autre sujet. Leur vanité, l'estime qu'ils ont pour eux-mêmes, le mépris qu'ils font des autres nations, transpirent malgré eux au travers de leur feinte modestie, et des termes polis qu'ils affectent.

Il faut donc, pour mériter leur attention, s'accréditer dans leur esprit, gagner leur estime par la connaissance des choses naturelles qu'ils ignorent la plupart, et qu'ils sont curieux d'apprendre; rien ne les dispose mieux à nous entendre sur les saintes vérités du christianisme. Il faut ajouter à cela beaucoup de complaisance, et une grande patience à écouter et à résoudre les difficultés qu'ils proposent, bonnes ou mauvaises, faisant paraître qu'on fait cas de leur capacité et de leur mérite personnel. C'est par ces sages ménagements qu'on s'insinue dans leur esprit, et qu'insensiblement on fait entrer les vérités de la religion dans leur cœur.




Lettres édifiantes et curieuses de Chine par les missionnaires jésuites, 1702-1776,
chronologie, introduction, notices et notes par Isabelle et Jean-Louis Vissière, de l'Université de Provence, Paris, Garnier-Flammarion, 1979,
pp. 367 sq.

courrier Bernard Lombart